Des dieux japonais

Des dieux japonais

Qu’est-ce qu’un dieu (kami) pour les Japonais ? 
Voilà la question que je me pose afin d’expliciter les caractéristiques de l’esprit japonais et de suggérer ce que la pensée japonaise pourrait apporter aux Occidentaux.

On observe fréquemment que les Japonais ne font pas de distinction nette entre les dieux (kami) et les bouddhas : que ce soit dans un temple bouddhiste ou dans un sanctuaire shintô, ils joignent instinctivement les mains en prière. Même dans une église chrétienne ou une mosquée musulmane, ils s’adaptent spontanément aux coutumes et à l’atmosphère du lieu. Dans ces moments-là, ils ne s’interrogent guère sur l’objet de leur prière, n’ayant pas nécessairement une foi particulière dans les divinités ou entités religieuses présentes dans ces temples, sanctuaires, églises ou mosquées.

Dans des religions comme le christianisme ou l’islam, Dieu est un être unique et absolu, et la reconnaissance d’autres dieux est en principe inacceptable. En revanche, les Japonais n’ont pas tendance à rejeter une divinité particulière, ni à en choisir une seule comme unique objet de foi. Il existe peu de résistance à l’idée de « prier vaguement », sans engagement exclusif.

Ce phénomène ne relève pas d’un jugement moral — ce n’est ni bien ni mal — mais traduit simplement un comportement naturel, adopté par des individus nés et élevés sur le sol japonais. Au fond de cette attitude semble exister une sensibilité ou une conscience particulière que les Japonais entretiennent à l’égard de ce qu’est une divinité.

(1) Les dieux japonais ne sont pas des créateurs

Il est intéressant de remarquer que les mythes japonais ne comportent pas de créateur absolu. Comparé à l’épisode de la création du monde tel qu’il est raconté dans la Bible, la différence est frappante.

i. Le Dieu du christianisme : le Créateur

La Genèse commence par le récit de la création du monde, affirmant que Dieu est le créateur de toute chose.

1. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
2. La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l’abîme, et l’esprit de Dieu planait au-dessus des eaux.
3. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut.
4. Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres.
5. Dieu appela la lumière “jour”, et les ténèbres “nuit”. Il y eut un soir, il y eut un matin : ce fut le premier jour. (Genèse)

D’abord Dieu créa le ciel et la terre, puis sépara la lumière des ténèbres. Du deuxième au sixième jour, il façonna successivement le ciel, la terre, la mer, les plantes, le soleil, la lune, les étoiles, les poissons, les oiseaux, les bêtes sauvages, les animaux domestiques, et enfin l’homme, créé à son image.

Ainsi, le Dieu chrétien est le créateur de tout ce qui existe, et tout commence par lui. Dans cette vision du monde, il est vain de se demander ce qui existait avant que Dieu ne crée le monde, ou à partir de quoi il l’a créé.  « Au commencement était Dieu », telle est la prémisse fondamentale de la cosmologie biblique.

ii. Les divinités du Japon : des êtres qui deviennent dieux

En revanche, les dieux japonais ne créent pas le monde. Ce qui apparaît en premier, ce sont le ciel et la terre ; c’est là que se manifestent les trois divinités primordiales. Par la suite, d’autres dieux font leur apparition les uns après les autres, mais se retirent aussitôt. Il faut attendre le mythe de l’« accouchement du pays » (kuniumi), avec Izanagi et Izanami, des divinités sexuées, pour que débute véritablement l’acte de création.

Notons que les mythes relatant les origines du monde au Japon nous sont transmis à travers les deux plus anciens textes connus de l’archipel : le Kojiki (Rapports des faits anciens, 712) et le Nihon Shoki (Chroniques du Japon, 720).

Ces deux ouvrages racontent globalement les mêmes événements, mais présentent plusieurs différences de détail en raison des objectifs distincts de leur compilation.
Le Kojiki fut rédigé à l’initiative de la cour impériale du Yamato, peu après l’établissement de la capitale à Heijō-kyō (Nara) en 710, afin de justifier auprès de la population intérieure la légitimité du pouvoir exercé par le souverain (le Tennō) sur les terres du royaume ainsi que la transmission héréditaire du trône impérial.
Le Nihon Shoki, en revanche, visait à affirmer l’autorité de la cour du Yamato vis-à-vis des autres puissances d’Asie de l’Est, telles que la Chine des Tang ou le royaume coréen de Silla.
Cette différence d’intention se reflète aussi dans la langue utilisée : le Kojiki est rédigé en japonais, tandis que le Nihon Shoki est rédigé en chinois classique (kanbun), la langue diplomatique de l’époque.

Le Kojiki commence par le passage suivant :

Lorsque le Ciel et la Terre se séparèrent pour la première fois, celui qui devint dieu dans les Plaines Célestes (Takama no Hara) fut le Dieu Maître du Centre du Ciel (Ame-no-Minakanushi-no-Kami) , puis le Dieu Sublime de la Force génératrice (Taka-mi-Musubi-no-Kami), puis le Dieu de la Force génératrice Divine (Kami-Musubi-no-Kami). Ces trois divinités surgirent chacune seules (en tant que dieux solitaires) et aussitôt, elles disparurent de la vue.
Ensuite, alors que le monde terrestre était encore jeune, flottant comme de la graisse sur l’eau et ondulant comme une méduse, le dieu que devint une pousse semblable à un germe de roseau se nomma la Merveilleuse Divinité de la Pousse de Roseau (Umashi-Ashikabi-Hikoji-no-Kami), puis la Divinité de l’Éternel Établissement du Ciel (Ame-no-Tokotachi-no-Kami). Ces deux divinités, elles aussi solitaires, se retirèrent.  (Kojiki)

Dans cet épisode, connu sous le nom de « la Séparation du Ciel et de la Terre » (ame-tsuchi kaibyaku), il n’est fait mention d’aucun véritable « acte de création ». Le ciel et la terre se séparent d’eux-mêmes, et l’on se contente d’énoncer les noms de ceux qui deviennent (‘naru’ en japonais) des divinités. Par la suite, d’autres dieux sont énumérés les uns après les autres, mais ce sont tous des divinités solitaires qui se cachent aussitôt.

Soulignons que ce qui est décrit ici n’est pas un acte créateur à proprement parler, mais un processus de genèse sans intervention active ni volonté manifeste. Ce processus est marqué par la force dynamique du « devenir », qui s’exprime également à travers la Force génératrice incarnée par les deux divinités, ainsi que par la vivacité de la pousse de roseau.

Dans le Nihon Shoki, le processus fondamental de la genèse est identique à celui du Kojiki, mais on y remarque une légère différence : avant l’apparition des premières divinités, le texte introduit une description de la séparation du ciel et de la terre.

Autrefois, à l’époque où le Ciel et la Terre n’étaient pas encore séparés, pas plus que le Yin et le Yang, tout était chaos, semblable à un œuf, et contenait en lui le germe de la vie. Alors, ce qui était pur et clair devint le Ciel en s’élevant ; ce qui était lourd et impur devint la Terre en stagnant. Ce qui était subtil avait tendance à se rassembler aisément, tandis que ce qui était lourd et impur peinait à se condenser. Ainsi, le Ciel prit d’abord forme, puis la Terre s’établit. Ce n’est qu’après cela que naquirent les divinités.  (Nihon Shoki)

Le Nihon Shoki partage donc avec le Kojiki l’idée que les divinités apparaissent à la suite de la séparation du ciel et de la terre. Dans aucun des deux textes, on ne trouve de dieu créateur : tout surgit spontanément, par un processus de génération autonome.

Pourtant, contrairement au Kojiki, le Nihon Shoki introduit ici le principe de la séparation du yin et du yang comme moteur de cette genèse. Le yang, parce qu’il est léger, s’élève, et ce qui est pur tend à se rassembler, ce qui donne naissance au ciel. Le yin, parce qu’il est lourd, descend, et ce qui est trouble se condense difficilement, ce qui explique que la terre se forme plus tard. Cette explication repose sur la pensée du yin et du yang, d’origine chinoise, et dérive directement des textes classiques chinois comme Le Huainanzi.

Cela dit, bien que la cour du Yamato du début du VIIIe siècle ait incorporé des éléments issus des mythes chinois, elle n’a pas pour autant abandonné la conception d’un monde fondé sur le principe du « devenir ». Elle a ainsi construit un mythe de la genèse du monde fidèle à sa propre sensibilité spirituelle.

iii. L’homogénéité entre dieux et humains

Dans le christianisme, Dieu est le créateur de toutes choses, y compris des êtres humains. Ceux-ci ont été créés dans le but de régner sur l’ensemble des autres créatures.

26. Dieu dit encore : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, le bétail, toutes les bêtes sauvages, et tous les reptiles qui rampent sur la terre. »
27. Dieu créa l’homme à son image ; il le créa à l’image de Dieu, homme et femme il les créa. (Genèse)

À la suite de ces paroles, Dieu donne à l’homme les plantes et les animaux créés sur la terre, lui annonçant que tout cela constituera sa nourriture. Il ressort clairement de ce passage que si l’homme est créé à l’image de Dieu, c’est afin de signifier, dans sa forme même, qu’il est le représentant de Dieu sur terre, placé au-dessus des autres êtres vivants.

Ainsi, une hiérarchie stricte s’établit : d’abord une relation verticale absolue entre Dieu et l’homme, puis, en dessous, une hiérarchie analogue entre l’homme, les animaux et les végétaux. (Schéma : Dieu → Homme // Homme → Animaux et plantes)

En revanche, dans la tradition japonaise, il n’existe pas de séparation aussi nette entre les dieux et les humains, ni entre les humains et les autres formes de vie. Cela s’explique par une vision du monde fondée non pas sur un acte de création, mais sur un processus commun de genèse — tout  apparaît selon le même modèle de « devenir », sans qu’il y ait de créateur absolu. En un mot, il n’y a pas de hiérarchie verticale absolue entre les dieux, les hommes, les animaux ou les plantes. Tous existent parce qu’ils adviennent selon un même processus.

Ce qui peut nous aider à mieux comprendre cette vision du monde, c’est le fait, particulièrement révélateur, qu’il n’existe aucun épisode dans la mythologie japonaise racontant la création de l’être humain. Les hommes sont simplement là, déjà présents dans ce monde, sans que l’on sache précisément depuis quand ni comment. Par exemple, la première mention des êtres humains dans le Kojiki intervient dans l’épisode où Izanagi se rend au pays des morts (Yomi no Kuni) pour y retrouver son épouse défunte, Izanami. Ayant transgressé l’interdit de regarder le visage de la morte, Izanagi est poursuivi par une armée de huit divinités du tonnerre envoyée par une Izanami courroucée. Il parvient à fuir jusqu’au pied de la pente de Yomotsu Hirasaka, où il arrache trois fruits d’un pêcher et les jette sur ses poursuivants, réussissant ainsi à leur échapper.

C’est alors qu’il s’adresse à son arbre avec les mots suivants, dans lesquels une mention des êtres humains apparaît :

De même que tu m’as secouru, viens en aide à tous les verts-hommes-herbes (ao hito kusa) qui vivent dans la Terre du Milieu (Ashihara no Nakatsukuni) lorsqu’ils souffriront ou seront dans l’épreuve. (Kojiki)

La Terre du Milieu désigne le monde terrestre, situé entre la plaine céleste (Takamagahara) et le monde souterrain (Yomi no Kuni) Les verts-hommes-herbes sont une désignation des êtres humains vivant dans ce monde. Ce terme évoque ainsi une humanité vue comme émergeant spontanément, tout comme les herbes qui poussent naturellement sur la terre.
  Or, bien que les textes n’expliquent pas comment ces humains sont nés, on trouve à plusieurs endroits du Kojiki comme du Nihon Shoki des récits où l’émergence d’un dieu est comparée à la germination d’un végétal. Cela suggère un parallèle implicite entre la genèse des dieux et celle des humains.

Relisons par exemple le passage du Kojiki sur la toute première apparition des divinités :

Alors que la terre n’était encore qu’une masse informe flottant comme de la graisse sur l’eau, une entité germa, semblable à une pousse de roseau, et devint un dieu : la merveilleuse Divinité de la jeune pousse de roseau (Umashi Ashikabi Hikoji).  (Kojiki)

Une scène presque identique se trouve dans le Nihon Shoki :

À cet instant, quelque chose naquit entre le Ciel et la Terre. Sa forme était celle d’une pousse de roseau. Elle devint une divinité. (Nihon Shoki)

Dans les deux cas, une pousse de roseau surgit et devient une divinité. Ce mode de genèse, par germination spontanée, semble refléter celui des verts-hommes-verbesdont l’origine n’est jamais expliquée, mais qui, à l’image des dieux eux-mêmes, adviennent naturellement au monde.

Dans la mythologie japonaise, dieux, êtres humains et végétaux sont tous considérés comme des entités qui se génèrent naturellement. Tout commence dans un état de chaos semblable à un marécage informe, d’où germe une pousse semblable à un roseau. Cette pousse peut alors devenir un dieu, un humain, ou encore une plante ; tout advient  de cette manière.

Le nom de la divinité contenant le mot « germe de roseau » (ashikabi) symbolise cette force vitale immanente à toute chose, à travers l’image même du roseau. Ce fait suggère que les anciens Japonais percevaient dans la germination végétale une puissance fondamentale de la vie.

Ce que met en valeur la sensibilité japonaise, ce n’est pas un créateur particulier à l’origine de la vie, mais bien l’énergie vitale qui émerge spontanément. Cette force se manifeste non seulement dans les êtres vivants, mais aussi dans les montagnes, la mer, les rochers ou les sources, autrement dit, dans toute chose existante.

C’est pourquoi, en incluant aussi bien les dieux que les humains, les Japonais reconnaissent la vie en toute chose, sans établir de séparation absolue entre elles. On peut dire que cette manière de percevoir le monde constitue l’un des fondements de la sensibilité japonaise.

En difinitive, pour les Japonais, les dieux sont semblables à des voisins particuliers ou à des ancêtres du clan. C’est précisément pour cette raison que, de nos jours encore, nous continuons très naturellement à leur adresser nos prières dans l’espoir de voir nos souhaits se réaliser. Ils sont à la fois lointains et tout proches, en somme, des êtres familiers.

(2) La relation entre Dieu et l’homme

Dieu ne peut être ni vu, ni entendu, ni touché. N’existant pas physiquement, son existence ne peut être vérifiée par des expériences scientifiques. Pourtant, même sans foi, même en pensant ne pas croire en Dieu, il arrive aux Japonais d’agir d’une certaine manière à son égard, ou d’attendre quelque chose de lui.Ce genre d’échange avec Dieu est devenu si naturel pour eux qu’ils n’en ont même plus conscience. Cependant, si l’on compare avec le christianisme, on perçoit plus clairement la manière dont les Japonais, en général, entrent en relation avec cette entité qu’ils nomment kami (dieu).

i. Le christianisme : l’Alliance

Dans le christianisme, l’« alliance » (covenant) conclue entre Dieu et les hommes revêt une importance fondamentale. Comme nous l’avons déjà vu, dans le christianisme, Dieu est l’unique créateur, une entité absolue qui domine l’humanité. Et c’est ce Dieu qui conclut une alliance avec les êtres humains.

La première alliance fut l’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Et dans le Livre de l’Exode, Dieu utilise clairement le terme d’alliance pour exprimer sa volonté aux Israélites qu’il a délivrés d’Égypte, dans le désert du Sinaï :

Si vous écoutez vraiment ma voix et gardez mon alliance, vous serez mon bien le plus précieux parmi tous les peuples — car toute la terre est à moi. (Exode, chapitre 19)

Dans les récits bibliques, on retrouve souvent un même schéma : après avoir conclu une alliance avec Dieu, l’homme la rompt, subit une punition, puis une nouvelle alliance est établie, conduisant à une forme de salut. Ainsi, l’acte même de conclure une « alliance » constitue le cadre fondamental qui unit Dieu et l’homme.

Un tel rapport entre Dieu et l’homme peut sembler étrange, voire inconfortable, aux Japonais : une alliance repose en effet sur un accord entre deux parties, instituant un rapport de droits et d’obligations. Que Dieu et l’homme puissent être liés par une telle contrainte juridique est, pour beaucoup de Japonais, difficilement concevable.

Même dans le christianisme, personne ne songerait qu’en priant Dieu pour la paix dans le monde, cela crée pour lui une obligation d’instaurer la paix. Cela dit, sur le principe, le christianisme est bel et bien une religion fondée sur une alliance entre Dieu et l’homme. Sous l’influence de cette pensée, on peut dire que dans les sociétés américaines et européennes, le concept de contrat revêt une importance capitale.

ii. Les divinités japonaises : la réciprocité

Dans la relation aux divinités, la notion d’alliance peut paraître incongrue aux Japonais, sans doute parce que les idées d’obligation ou de contrainte ne semblent pas appropriées à la nature même des divinités. 

Cela vaut également pour les relations humaines : on peut dire que ce que privilégient les Japonais, ce n’est pas la relation contractuelle, mais plutôt celle fondée sur la réciprocité. Cette dernière suppose que, lorsqu’on reçoit quelque chose, on offre spontanément un présent en retour. Le contre-don n’est ni une obligation, ni une exigence légale. Il s’agit d’un lien souple, informel — mais ne pas y répondre peut tout de même susciter un certain malaise, une impression de gêne ou d’inconfort. C’est cette forme de relation, à la fois subtile et complexe, que crée la logique de réciprocité.

a. La prière

Les Japonais, quel que soit le lieu ou l’objet, joignent parfois spontanément les mains pour prier.
L’acte de prier consiste à invoquer la divinité lorsqu’un souhait ou un désir naît en soi. Baisser la tête dans ce contexte est à la fois une marque de respect envers la divinité et une manière d’exprimer d’avance sa gratitude ; joindre les mains, quant à lui, traduit le désir de voir ce vœu exaucé — autrement dit, une disposition intérieure qui relève de la demande ou de la supplication.

Cela dit, rien ne garantit que la divinité entende cette prière ni qu’elle accorde ce que l’on souhaite. La réalisation du vœu n’est nullement un devoir de la part de la divinité, et la personne qui prie ne la considère pas non plus comme acquise.

Mais il y a peut-être une espérance ténue, presque instinctive ; en priant avec ferveur, la sincérité de cette démarche touchera la divinité et l’incitera à y répondre. Ce que l’on observe ici, c’est une logique fondée sur la réciprocité : plus l’offrande — en l’occurrence, la prière — est précieuse ou intense, plus il est possible que la contrepartie le soit aussi. Une telle attente, bien que discrète, n’est jamais totalement absente.

C’est pourquoi, lorsque l’on souhaite ardemment la réalisation d’un vœu, la prière devient elle aussi plus fervente.

b. La fête rituelle (matsuri) 

La prière peut être pratiquée à titre individuel ou collectif, tandis que la fête rituelle(le matsuri) est fondamentalement une pratique collective.

Le verbe matsuru (fêter), à l’origine, signifiait « offrir de la nourriture et présenter du saké ». Dans les temps anciens, les Japonais offraient aux divinités des aliments et du saké afin d’inviter les dieux à descendre du ciel vers la terre et de prier pour le bien-être du peuple et l’abondance des ressources. Ce type de pratique collective constitue ce que l’on appelle la fête rituelle (matsuri).

Lors de ces cérémonies, on présentait en abondance nourritures et saké, on faisait résonner tambours et flûtes, et l’on dansait en offrande, afin d’attirer les divinités et de prier pour la prospérité des récoltes et la paix du pays.

Ces fêtes ne visent nullement à établir un contrat entre les dieux et les hommes. Le fait que les divinités reçoivent des offrandes ne les oblige en rien à exaucer les souhaits des humains. Les hommes ne font qu’offrir des cadeaux aux dieux, dans l’espoir — fondé sur une logique de réciprocité — que leurs vœux seront exaucés en retour : une attente ténue, sans certitude ni exigence.

Dans la prière comme dans la fête rituelle, on observe chez les Japonais une attitude envers les divinités empreinte de familiarité, comme s’ils s’adressaient à des connaissances ou à des ancêtres.
Du côté des dieux également, on ne voit pas apparaître d’exigence de contrat : ils semblent plutôt attendre la prise de conscience ou l’éveil spontané des humains.

En arrière-plan de cette relation se trouve sans doute une vision du monde propre à la mythologie japonaise, selon laquelle dieux, hommes, animaux et plantes sont tous des êtres qui deviennent, et sont fondamentalement placés sur un pied d’égalité.

Mis en regard avec la relation entre Dieu et l’homme dans le christianisme — où un Dieu unique, créateur de toutes choses, règne en tant qu’absolu —, on perçoit clairement la différence entre ces deux conceptions. Au Japon, la relation entre les dieux et les hommes ne relève pas d’un rapport hiérarchique, comme entre un souverain et son peuple, mais s’inscrit dans une logique de réciprocité entre êtres de même nature. Sur cette base, les divinités sont cependant vénérées comme des êtres supérieurs, dotés d’un pouvoir spirituel dépassant celui des humains.

iii. Les dons en retour offerts par les dieux aux hommes

Les dieux sont considérés à la fois comme des êtres proches des humains et comme des entités dotées d’un pouvoir bien supérieur à celui des hommes. Ce pouvoir peut agir en faveur de l’accomplissement des souhaits humains, mais il peut aussi, au contraire, provoquer des calamités.

a. Les bienfaits divins (gori-yaku)

Le pouvoir des dieux s’étend à tous les domaines des désirs humains. Autrement dit, on considère que les divinités ont la capacité d’exaucer les souhaits, quels que soient les domaines concernés. C’est pourquoi les Japonais espérent recevoir les bienfaits divins (gori-yaku) et formulent des vœux très divers : de la sécurité et la paix du pays, du climat ou d’une bonne récolte, à des souhaits personnels comme l’amour, la santé, la longévité, voire la réussite à un examen. Ils prient les dieux et leur demandent intérieurement d’exaucer leurs souhaits.

Ce qui est particulièrement caractéristique au Japon, ce n’est pas tant l’étendue de ces domaines, mais plutôt que la frontière entre les humains et les dieux n’est pas toujours rigide. Par exemple, lorsqu’une personne souhaite réussir ses études, vers quelle divinité se tourne-t-elle ? Beaucoup de Japonais répondraient sans doute : Sugawara no Michizane (845-903), lettré, poète et homme politique de l’époque de Heian. Michizane fut un érudit d’exception ; après sa mort, il fut divinisé et est aujourd’hui vénéré dans de nombreux sanctuaires comme le dieu de l’étude et du savoir. Autre question : qui est la divinité vénérée au sanctuaire Tōshō-gū de Nikkō ? Il s’agit de Tokugawa Ieyasu (1543-1616), général et fondateur du shogunat Tokugawa, érigé en divinité principale du sanctuaire.

Cette pratique, où des êtres humains sont vénérés comme des dieux après leur mort, montre que pour les Japonais, l’essence du divin ne réside pas dans une existence absolue, transcendante, comme celle d’un Créateur, mais plutôt dans la possession d’un pouvoir ou d’une vertu extraordinaire». Ils espèrent ainsi que, grâce à ce pouvoir, leurs souhaits seront exaucés, et c’est pourquoi ils prient les dieux et leur rendent hommage.

b. La malédiction (tatari)

Lorsque les divinités ne sont pas satisfaites du comportement des humains, des châtiments célestes peuvent s’abattre : épidémies, catastrophes naturelles, etc. Les dieux exercent ainsi leur pouvoir transcendant non seulement pour le bien, mais aussi pour le mal.

Il arrive que les dieux « maudissent » (tatars). Le verbe tataru est intransitif, tandis que son verbe transitif correspondant est tateru. Le verbe tateru signifie littéralement « faire lever » ou « faire s’élever », comme dans « faire monter les vagues » ou « faire monter la vapeur ». C’est une expression d’une énergie naturelle qui s’active et bouillonne. De la même façon, un être humain peut s’irriter ou bouillonner de colère intérieurement. D’ou le verbe intransitif tataru désigne l’acte de nourrir une colère bouillonnante intérieurement.

Quand les humains négligent les rites de la fête ou enfreignent un interdit, les dieux font monter leur colère intérieure et punissent les humains en leur envoyant des malheurs. C’est ce que l’on appelle la malédiction divine (tatari).

c. La purification et les rites d’exorcisme ( misogi et oharai)

Pour ne pas encourir la colère des dieux, les humains doivent se purifier eux-mêmes de leurs fautes. Celles-ci sont perçues comme des souillures attachées aux êtres humains, que l’on peut éliminer en les lavant à l’eau ou en les dépoussiérant, un peu comme on nettoie la poussière.

C’est pourquoi ceux qui servent les dieux pratiquent la rite de purification par l’eau (misogi) ou rite d’exorcisme(oharai), afin de se purifier avant de participer aux prières ou aux cérémonies de la fête rituelle. Cela reflète aussi une habitude de la vie quotidienne : se comporter avec respect et sans offense envers ses ancêtres ou ses connaissances. Ainsi, ce que les dieux feront à l’égard des humains dépend largement de l’attitude de ces derniers. C’est une conception largement partagée.

Le folkloriste Kunio Yanagita croyait que « les dieux sont une fusion des pouvoirs des ancêtres » et que « l’amour bienveillant et la compassion des dieux ressemblent, au moins en partie, à ceux que les ancêtres portent à leurs descendants » (Les fêtes rituelles du Japon). Ainsi, on peut dire que les Japonais abordent les dieux comme ils abordent leurs ancêtres.

(3) la nature des divinités japonaises

Ici, nous allons examiner cette question à travers trois aspects : leur multiplicité, leurs formes visibles et leur puissance spirituelle.

i.  Les huit millions de dieux

Les divinités japonaises sont si nombreuses qu’on pourrait dire qu’elles existent en nombre infini. De plus, les huit millions de dieux (yao yorozu no kamigami)  ne sont pas organisés selon une hiérarchie rigoureusement établie, et il n’existe pas de dieu suprême transcendantal qui unifie ou domine l’ensemble des divinités.

a. Objets de la Nature

Non seulement dans l’Antiquité, mais même aujourd’hui, il semble que les Japonais ressentent parfois que la Nature elle-même est une divinité. Des expressions comme dieu du tonnerre ou dieu du vent ne nous paraissent pas étranges. Jusqu’à récemment encore, des figures comme le dieu de la route ou dieu du foyer faisaient partie intégrante de la vie quotidienne.

Aujourd’hui encore, ils ressentent la présence des dieux partout, en toute chose, et il leur arrive spontanément de joindre les mains en prière. On dépose des offrandes dans les creux des rochers en montagne, on entoure de cordes sacrées (shimenawa) de grands arbres anciens, on donne le nom de rochers mariés (meoto iwa) à deux rochers côte à côte dans la mer, et même si c’est de manière diffuse, on les vénère comme objets de foi.

Des montagnes comme Miwa, des îles comme île d’Okin ou des cascades comme celle de Nachi sont elles-mêmes vénérées en tant que corps divins (goshintai).

En parallèle, la tradition de vénérer les esprits des ancêtres s’est développée : on célébrait à la fois des éléments comme l’eau ou le soleil, vus comme dieux responsables de la fertilité agricole, et l’on croyait que les esprits des ancêtres continuaient de protéger leurs descendants.

b. La Mythologie

Dans la mythologie japonaise également, d’innombrables divinités existent. Le Kojiki et le Nihon shoki mentionnent entre 300 et 400 noms de dieux.

Avant l’apparition d’Izanagi et d’Izanami, qui étaient les divinités créatrices du pays et génitrices de nombreux autres dieux, quinze divinités sont déjà énumérées. Ensuite, les dieux engendrés par ce couple fondateur se répartissent en trois groupes, pour un total d’environ quarante divinités. Le mode de leur naissance suit trois étapes. Premièrement, l’union d’Izanagi et d’Izanami donne naissance à des éléments naturels : la pierre, la terre, le vent, la mer, les arbres, les montagnes, les plaines, le feu, etc. Deuxièmement, à l’approche de la mort d’Izanami, celle-ci rejette de la salive, des excréments, de l’urine, et de ces substances naissent encore des dieux. Troisièmement, de retour du pays des morts (Yomi), Izanagi accomplit un rite de purification (misogi). À ce moment-là, les vêtements et la ceinture qu’il ôte donnent naissance à des divinités, et enfin, lorsqu’il se lave le visage, les trois grandes divinités apparaissent à leur tour. Voici ce que rapporte le Kojiki à propos de leur naissance. 

Lorsqu’Izamagi se lava l’œil gauche, naquit la Grande Déesse solaire (Amaterasu Ômikami). Ensuite, lorsqu’il se lava l’œil droit, naquit le dieu de la lune (Tsukuyomi no Mikoto). Enfin, lorsqu’il se lava le nez, naquit le fougueux Susanoo (Takehaya Susanoo no Mikoto). (Kojiki)

Ce récit montre d’abord un mode de génération divine par « naissance » : un dieu et une déesse, Izanagi et Izanami, s’unissent pour créer le monde. Mais ensuite, ce modèle cède la place, ou plutôt coexiste, avec un autre mode de génération : celui du « devenir », où les choses prennent forme naturellement et spontanément. Cela témoigne de la pensée primordiale, selon laquelle les choses apparaissent d’elles-mêmes dans la nature, qui est enracinée dans la sensibilité japonaise. C’est un point à remarquer particulièrement.

En d’autres termes, toute chose peut potentiellement devenir un dieu. Même le vomi ou les excréments d’Izanami deviennent divins, et le fruit de pêche qui sauva Izanagi dans le monde souterrain reçoit lui aussi un nom divin. C’est peut-être précisément pour cette raison que l’on dit qu’il existe huit millions de dieux (yaoyorozu no kamigami) au Japon.

ii. Forme et apparence

Il va sans dire que les dieux sont invisibles. Plus précisément, les divinités, par nature, n’ont pas de forme ni d’apparence. 

a. Divinités de la vie quotidienne

Même lorsque des montagnes, des rochers ou de grands arbres sont considérés comme des corps sacrés (goshintai), ils ne sont que des supports (yorishiro) dans lesquels le dieu réside temporairement, et non la véritable apparence du dieu lui-même.

Il se peut que, lorsque les fidèles font des offrandes, présentent du saké sacré et célèbrent des fêtes rituelles, la divinité descende et demeure un moment dans ce lieu. Cependant, même alors, il n’est pas possible de voir la forme du dieu.

Par ailleurs, certains dieux résident de manière propre à un lieu précis, tandis que d’autres, s’ils sont conviés par le biais d’un rite, peuvent se rendre partout. 

Aujourd’hui encore, lorsqu’une maison est construite, il est courant de célébrer une cérémonie de pacification du sol (jichinsai), destinée à prier pour la sécurité des travaux en s’adressant à la divinité de la terre. 

De plus, même dans des lieux de haute technologie comme les bases de lancement de fusées, on organise des cérémonies de prière pour le succès du lancement. Cela suppose, en amont, la croyance en des dieux qui ne sont pas attachés à un lieu fixe, mais qui peuvent se manifester là où ils sont invités. Et au Japon, même les ingénieurs les plus modernes, lorsqu’ils participent à de telles cérémonies, joignent les mains et s’inclinent en signe de respect. 

Ces divinités, nous ne les voyons pas, et nous n’allons même pas jusqu’à imaginer leur apparence.

b. l’invisibilité des divinités

Dans le récit de la création du ciel et de la terre rapporté dans le Kojiki, les divinités apparues avant Izanagi et Izanami sont décrites ainsi :

Elles devinrent toutes des dieux solitaires (hitori-gami) et se cachèrent. (Kojiki)

Le linguiste japonais Ōno Susumu a expliqué que cette expression « se cacher » (mi o kakusu) ne signifie pas que leur corps s’est dissimulé quelque part, mais que, dès l’origine, leur forme était invisible à l’œil humain. Autrement dit, les divinités n’ont pas, en essence, de forme visible. Elles n’ont pas de corps au sens concret du terme.

Les dieux n’ont pas de forme, ou bien leur forme est invisible. Ce fait s’exprime également d’un autre point de vue : il s’agit du tabou de voir le dieu. Dans les récits traditionnels, il est dit que les dieux ne montrent pas leur apparence aux hommes, ou que, s’ils le font, l’homme ne doit en aucun cas la contempler. Si jamais quelqu’un venait à voir un dieu, celui-ci s’éclipserait aussitôt, ou bien l’homme mourrait.

c. Des divinités de la figure humaine

Bien que cette invisibilité soit considérée comme la manière d’être fondamentale des divinités, il n’en reste pas moins que nous avons souvent tendance à les imaginer sous forme humaine. 

Izanagi et Izanami, par exemple, ne « cachent » pas leur corps, mais poursuivent leurs actions d’engendrement des pays et des dieux. Même lorsque des divinités comme Amaterasu Ômikami ou Susanoo sont représentées sous des traits humains, cela ne nous paraît pas incongru.

On peut penser qu’au Japon, cette humanisation des dieux a été largement influencée par le bouddhisme. Il est rapporté qu’au milieu du VIe siècle, le roi coréen Seong de Baekje offrit à l’empereur japonais Kinmei des textes bouddhiques ainsi que des statues de Bouddha. Pour les Japonais de l’époque, qui n’avaient jamais eu l’habitude de concevoir ou de représenter l’apparence des dieux, ni par le dessin ni par la sculpture, les statues bouddhiques durent provoquer un choc profond.

Par la suite, alors que s’est opérée une fusion entre les dieux (kami) et les bouddhas (hotoke), on en est venu à considérer les divinités japonaises comme des manifestations provisoires (des émanations) de bouddhas dans ce monde. C’est sans doute sous cette influence que l’on a commencé à créer des représentations sculptées des dieux eux-mêmes.

La question de savoir si les dieux possèdent ou non une forme concerne aussi la manière dont s’établit la relation directe entre les dieux et les êtres humains. Selon que les divinités sont visibles ou non, il semble exister deux circuits distincts de communication.

Le premier est celui dans lequel un dieu prend possession d’une prêtresse (miko) pour transmettre ses oracles par sa bouche. Cette prêtresse devient alors un support (yorishiro), accueillant l’esprit divin dans son propre corps afin de faire connaître la volonté de la divinité au peuple. Dans ce cas, ce qui est central, c’est la voix du dieu qui ne se manifeste pas.

Le second est celui où la divinité apparaît dans un rêve pour transmettre sa volonté. Ce type de révélation onirique repose sur la croyance que l’on peut, à travers les rêves, connaître la volonté divine ou des événements à venir. Dans ces révélations oniriques (mukoku), on suppose que le dieu se manifeste sous une certaine forme. Et au Japon ancien, cette forme devait certainement ressembler à celle des statues divines façonnées sous l’influence du bouddhisme.

iii. La suprême force spirituelle

Si nous prions les dieux ou organisons des fêtes en leur honneur, c’est sans doute parce que nous croyons qu’ils possèdent une force spirituelle qui dépasse celle des êtres humains.

a. Une vertu exceptionnelle soit bienveillante soit malfaisante

Le philologue et penseur de l’époque d’Edo, Motoori Norinaga, a défini les dieux de la manière suivante :

En général, le mot kami désigne non seulement les nombreuses divinités du ciel et de la terre mentionnées dans les anciens textes, mais aussi les esprits (mitama) résidant dans les sanctuaires où ces divinités sont vénérées. En outre, ce terme s’applique non seulement aux êtres humains, mais aussi aux oiseaux, aux bêtes, aux arbres, aux herbes, aux mers, aux montagnes, et à tout ce qui, sans être ordinaire, possède une vertu exceptionnelle, digne de crainte : c’est cela qu’on appelle kami. (Kojiki-den, Commentaire du Kojiki)

Pour Norinaga, les kami ne sont donc pas uniquement les divinités décrites dans le mythe du Kojiki, ni seulement celles qui sont vénérées dans les sanctuaires : toute chose de ce monde, y compris les humains, peut être un dieu dès lors qu’elle manifeste une vertu exceptionnelle, hors du commun.

Selon cette conception, ce n’est pas la nature de l’objet qui importe, mais le fait qu’il possède une force exceptionnelle. Telle est l’essence même de ce qu’est un kami. Et Norinaga précise encore que cette vertu n’est pas forcément bienfaisante :

Par “exceptionnelle”, il ne faut pas entendre seulement ce qui est noble, bon, ou mérite des louanges. Même ce qui est mauvais ou étrange peut, s’il dépasse de loin l’ordinaire et inspire la crainte, être qualifié de kami. (Kojiki-den)

Ainsi, le dieu est une entité capable d’exercer une force écrasante sur les humains, que ce soit pour le bien ou pour le mal. C’est pourquoi les hommes ne se contentaient pas de les vénérer : ils les craignaient, les redoutaient, s’inclinaient avec respect. Le kami est donc un être ambivalent, à la fois bienveillant et redoutable, parfois proche d’un esprit maléfique.

b. Une force ressentie comme naturellement digne de révérence 

En ce qui concerne la dimension bienveillante des dieux, on peut penser, sans grand doute, qu’elle s’est développée sous l’influence du bouddhisme. Dans cette tradition, le monde est un lieu de souffrance (shaba), et les bouddhas ont pour rôle de sauver les êtres humains de cette misère. Au fil du temps, à mesure que s’est opérée la fusion entre les dieux traditionnels et les bouddhas, une pensée s’est progressivement répandue : les dieux seraient des manifestations temporaires des bouddhas, descendus pour sauver les êtres humains.

À la fin de l’époque de Heian et au début de celle de Kamakura, le célèbre moine-poète Saigyo a composé un waka devenu célèbre, qui reflète sans doute un tel arrière-plan spirituel :

Je ne sais / ce qui peut bien être là / mais tant de gratitude / m’envahit que / les larmes me viennent.
(Nani goto no / ohashimasu wo ba / shirane domo / katajikenasani / namida koboruru)

Ce chant fait éprouver un sentiment de révérence et de profonde gratitude, tant ce à quoi il s’adresse apparaît comme admirable et digne du plus haut respect. Il exprime ainsi à la fois l’humilité face à une grandeur sacrée, et l’émotion d’avoir été touché par la bienveillance ou la faveur émanant de cette présence. Fait remarquable : Saigyō ne sait pas ce qui se trouve là, il ne peut le nommer, mais il ressent profondément que quelque chose est bien là. C’est précisément cette perception intuitive d’une présence invisible mais agissante qui résume la manière dont les Japonais éprouvent la force spirituelle des dieux.

À l’époque d’Edo, Matsuo Basho, dans l’esprit de Saigyo, composa ce haïku :

Je ne sais / de quel arbre viennent ces fleurs / mais quel parfum
(Nanno ki no / hana towa shirazu / nioi kana)

L’essence de ce poème repose elle aussi sur ce je-ne-sais-quoi. Même en l’observant, Basho avoue ne pas savoir de quel arbre provient cette fleur, mais son parfum, lui, est bien là, présent. Le poète du haïku, à la différence de Saigyo, ne laisse pas éclater ses émotions en larmes ; il se contente d’une simple exclamation : quel parfum. Et c’est justement dans cette retenue que se concentre toute la force de ce qu’il ressent : l’action invisible, et pourtant indéniable, d’un « quelque chose » qui dépasse l’homme s’exprime ici avec une sobriété poétique remarquable.

C’est ainsi que les Japonais perçoivent la force spirituelle des divinités. Et face à cette expérience, leurs mains s’unissent spontanément en prière, sans même savoir à quoi exactement ils s’ adressent. Tout dépend du moment, du lieu, de l’occasion.

Ce qui fait d’un être un dieu, ce n’est pas son identité précise, mais la puissance spirituelle que  les Japonais ressentent sans la comprendre, et qui agit sur eux. Pour eux, tout ce qui éveille en eux ce type d’émotion ou de sensation peut être considéré comme un kami sama (cher dieu).

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