NATSUME Soseki, Dix nuits de rêves,
« La sixième nuit »

On disait que le célèbre sculpteur Unkei était en train de tailler les divinités gardiennes, les Nio, à la porte du temple Gokoku-ji. Attiré par la rumeur, je m’y rendis en flânant. Une foule s’y pressait déjà ; chacun allait de son commentaire sur l’œuvre en cours.

À dix ou douze mètres devant le portail se dresse un grand pin rouge. Son tronc, incliné en biais, masque en partie le faîte de la porte et s’élance vers le ciel bleu, lointain. Le vert du pin et le vermillon de la porte se répondent l’un l’autre, en un contraste saisissant. Et que dire de son emplacement ! Le tronc, penché en oblique, ne gêne en rien la vue sur l’extrémité gauche du portail ; les branches, peu à peu, s’élargissent vers le sommet, dépassant même le toit — tout dans cette disposition dégage un air ancien. Cela évoque, peut-être, l’époque de Kamakura.
Mais ceux qui regardent, comme moi, sont tous gens de l’ère Meiji. Parmi eux, les cochers sont les plus nombreux. Sans doute se tiennent-ils là, debout, à tuer le temps en attendant des clients, quelque part à un carrefour.
— Comme c’est grand, dit l’un.
— Ça doit être encore plus fatigant que de faire un être humain, lance un autre.
Puis un homme s’étonne :
— Hein ? C’est un Nio ? On sculpte encore des Nio, aujourd’hui ? Hein ? Vraiment ? Moi, je croyais que les Nio, c’étaient toujours des statues anciennes.
Un autre homme, s’adressant à quelqu’un, dit :
— Il a vraiment l’air costaud. Vous savez, on dit toujours que personne n’est plus fort qu’un Nio. On dirait qu’il est encore plus puissant que Yamato Takeru no Mikoto, ce héros mythique de notre pays. L’homme portait son pantalon retroussé et n’avait pas de chapeau. Il avait l’air passablement inculte.
Unkei, quant à lui, ne prêtait aucune attention aux propos des curieux. Il maniait simplement ciseau et maillet, sans un regard pour la foule. Perché en hauteur, il sculptait inlassablement les traits du visage du Nio.
Il portait sur la tête une sorte de petit chapeau ancien, et ses larges manches, semblables à celles d’un vêtement d’autrefois, étaient nouées dans son dos. Il semblait venu d’un autre âge, et n’avait rien de commun avec les spectateurs tapageurs qui l’entouraient. Je me demandai comment il se faisait qu’Unkei fût encore en vie à notre époque. Et, debout, je continuais de le regarder, de plus en plus convaincu qu’il se passait là quelque chose d’étrange.
Mais Unkei ne paraissait nullement troublé par cette étrangeté. Corps et âme absorbé dans sa tâche, il poursuivait son œuvre avec un calme inébranlable. Un jeune homme, qui observait la scène la tête levée, se tourna soudain vers moi et s’exclama avec admiration :
— C’est bien notre grand Unkei ! Il ne fait aucun cas de notre présence. On dirait qu’il pense : « Parmi les héros de ce monde, seuls existent Nio … et moi. » C’est admirable !
Je trouvai cette remarque fort intéressante. Et je jetai un bref regard vers le jeune homme, qui ajouta aussitôt :
— Regardez-moi cette façon de manier le ciseau et le maillet ! C’est l’expression même de la Parfaite Liberté, à son sommet.
Unkei venait de tailler en travers un large sourcil, à environ trois centimètres de hauteur. À peine avait-il redressé son ciseau à la verticale qu’il abattit son maillet par-dessus. Le bois dur se fendit net sous l’impact, et, au rythme régulier des coups, de gros copeaux s’envolèrent dans les airs. En un instant, le relief latéral de la narine, évasée et colérique, surgit avec force.
Il introduisait sa lame sans la moindre précaution, avec une assurance tranquille. Il n’y avait dans son geste ni doute ni hésitation.
— C’est incroyable, murmurai-je, comme en me parlant à moi-même. Avec une telle nonchalance dans le geste, il fait surgir un sourcil, un nez, aussi nets…
Le jeune homme me répondit aussitôt :
— Non, ce n’est pas qu’il les sculpte avec le ciseau. Ces formes sont déjà là, enfouies dans le bois. Lui, il se contente de les révéler à la lumière, avec son ciseau et son maillet. C’est comme déterrer une pierre cachée sous la terre. C’est pour cela qu’il ne peut pas se tromper.
Ce fut à cet instant que je compris, pour la première fois, ce qu’était vraiment la sculpture. Et si c’était vrai, alors peut-être que n’importe qui pouvait en être capable, me dis-je. Pris d’une soudaine envie de sculpter un Nio, je quittai sans attendre ma place parmi les spectateurs et rentrai aussitôt chez moi.
J’ouvris la boîte à outils, en sortis un ciseau et un maillet, puis me rendis derrière la maison. Là, se trouvait une pile de bois de chêne abattu par la tempête récente. Je comptais l’utiliser comme bois de chauffage, et l’avais fait débiter en tronçons par un scieur.
Je choisis le plus gros morceau et me mis à tailler avec énergie. Mais, hélas, je ne parvins pas à y découvrir le moindre Nio. Le second n’en recélait pas davantage. Le troisième non plus ne révélait rien. Je sculptai, un par un, tous les morceaux de bois empilés — sans exception, aucun ne contenait de Nio en son cœur. C’est alors que je compris : dans le bois de l’ère Meiji, les Nio ne sont pas enfouis. Et, en même temps, je saisis à peu près pourquoi Unkei était encore en vie aujourd’hui.