ISHIKAWA Jun  Le Cerisier de montagne

Ishikawa Jun (1899‑1987) était un romancier au style marqué et un critique littéraire à la fois méditatif et analytique sur la littérature et le langage.

Dans ses romans, sa prose est si caractéristique qu’elle en devient singulière, parfois difficile à déchiffrer même pour des lecteurs japonais. 

Dans un passage tiré de ses « Fragments sur la discussion littéraire », il exprime sa conception de la prose :

La prose existe pour l’invention, et non pour parler de l’invention. Même si l’invention se manifeste par les mots, elle n’apparaît qu’en une forme partielle et déterminée. Tout comme la vie réside dans l’homme, un secret de genèse est inhérent aux choses. Quel que soit l’artifice que l’on tente pour parler des choses, leur secret s’échappe toujours.

La prose sert à inventer, mais ne peut saisir pleinement l’invention elle‑même, et le secret des choses échappe toujours aux mots, ce qui est typique de la pensée d’Ishikawa Jun.

Sa nouvelle « Le Cerisier de montagne » illustre bien sa prose. Dans ma traduction suivante, j’ai tenté de conserver son style autant que possible, afin que le lecteur français puisse en percevoir l’essence. 


Le Cerisier de montagne

Bien que ce chemin soit difficile à suivre, il est facile d’en tracer ainsi le schéma ; et pourtant, si je ne parviens qu’à en donner une image simplifiée, c’est sans nul doute qu’il s’agit d’un chemin particulièrement compliqué. Premièrement, les lignes droites et les courbes que je dessine à même le sol avec le bout de mon bâton, en m’aidant de ce croquis sommaire griffonné au crayon, sont loin d’être simples. En réalité, il y a là des collines, des bois, des ruisseaux, des maisons habitées. Quant à moi, qui dois désormais suivre ce chemin, je sens en moi monter un trouble indéfinissable. Malgré cela, il m’est encore impossible de distinguer clairement la destination qui compte à mes yeux. Les seules choses que j’ai pu déterminer se réduisent à deux points : d’une part, l’endroit exact où je me trouve ; d’autre part, celui où je suis descendu du train, à Kokubunji. À environ une lieue au sud de la gare, — si je poussais encore un peu plus loin, peut-être atteindrais-je les abords de Fuchū, — me voici, en plein cœur de Musashino, au bord d’un bois de chênes ; étendu sur la jeune herbe, je me laisse gagner par un demi-sommeil sous la lumière d’un ciel entièrement dégagé. Si, dans ce chemin obscur, encore jamais emprunté, malgré une précaution presque déplacée, je me suis ainsi égaré dans une direction encore plus aberrante, c’est à cause d’un cerisier de montagne ; si je me trouve ainsi dans un endroit aussi imprévu, c’est probablement dû au manteau de Gérard de Nerval. Attribuer tout, tantôt à ceci, tantôt à cela, comme si rien ne relevait jamais de soi, n’est guère une attitude très louable ; et pourtant, en vérité, hier un peu après midi, si je suis sorti, en tenue de nuit, de la chambre louée dans un recoin du quartier de Kanda — une pièce de quatre tatamis et demi à l’étage, au plafond bas — pour errer dans les rues, c’est bel et bien sous l’effet du manteau de Nerval. Ce manteau, en soi, n’a rien de vraiment remarquable ; mais, dans un livre lu jadis, j’étais tombé sur ce passage : « Gérard de Nerval, grand de taille, coiffé d’un feutre noir, laissant flotter au vent nocturne un manteau noir… », et cette brève phrase s’était mystérieusement insinuée en moi, au point que, comme si j’avais moi-même rencontré Nerval, il m’arrive parfois de revoir cette scène dans mon esprit. Alors je me sens, comme par enchantement, soulevé dans les airs ; et soudain, incapable de me contenir, emporté, nuit et jour, par une fièvre étrange, je me précipite hors de chez moi. Tel est l’un de ces accès, aussi inexplicables que misérables. Et voilà qu’hier encore, marchant en contrebas de la cathédrale orthodoxe appelée Nikorai-dō, après la pluie, sur les trottoirs trop luisants pour un jour de printemps, j’entendis tout à coup derrière moi : « Hé, hé ! » Je repris mes esprits, et sans même me retourner, je compris qu’il ne pouvait s’agir que de la voix d’un agent de police. Comme je tentais de passer mon chemin, la voix répéta : « Hé, hé ! » Je n’eus d’autre choix que de m’arrêter. «  Qu’y a-t-il ? » « Où vas-tu ? » Pour moi, c’était bien la question la plus difficile à laquelle répondre, et je restai silencieux. « Tu ne travailles pas aujourd’hui ? Où as-tu pris ton petit-déjeuner ? » Pris pour un honnête ouvrier et, de surcroît, gratifié d’une sollicitude jusqu’à l’égard de mon repas, j’étais déconcerté par tant d’attention. Sous la poussière que le vent soulevait aux quatre coins de la rue, je balbutiai une réponse incohérente. En fin de compte, rien n’était arrivé, mais inutile d’y réfléchir, la faute était de mon côté ; avec les cheveux en désordre faute de soins, un imperméable crasseux par-dessus un vieux vêtement de nuit froissé, et les socques en bois usés qui grinçaient à chaque pas — dans un tel accoutrement, exposé en plein jour, comment n’aurais-je pas eu l’air suspect aux yeux de tous ? Alors, me convainquant que la seule chose qui, désormais, pouvait me retenir au bord du combat de la vie et me protéger de l’humiliation de ce monde, c’était une tenue honnête comme celle de tout un chacun, j’allai sans tarder chez un parent dans le quartier d’Aoyama, un juge à la retraite, et lui dis : « Pourriez-vous me prêter un peu d’argent ? » « Pour quoi faire ? » « Pour retirer mon costume du mont-de-piété. » « Le costume, passe encore… Mais combien de temps comptes-tu continuer à mener une telle vie ? Tu devrais chercher un travail. » « Quel travail ? J’ai beau peindre autant de tableaux que je veux, ça ne se vend pas. pour le poste de préposé aux chaussures à l’entrée d’un théâtre de rakugo (stand-up narratif traditionnel), ils n’acceptent pas les amateurs. Il ne me reste plus qu’à suivre la voie des moins ascètes retranchés dans les montagnes. » « Au lieu de dire des sottises, tu ferais mieux de penser sérieusement à remettre ta vie en ordre. » « Justement, pour ça, il faut de l’argent.» « Même si tu viens demander de l’argent à un pauvre comme moi, tout ce que je peux te donner, c’est cinq ou dix yens, et encore, ça me mettrait dans l’embarras. Tu as essayé de demander à YOSHINAMI ? » « Non. » « Tu devrais tenter. Chez lui aussi, Zentaro est malade. Il se trouve en ce moment à la résidence secondaire dans le quartier de Kokubunji. Tu ne connais pas encore cette maison ? Attends, je vais t’en faire un croquis. Avec le billet de dix yens, glissé à côté du petit croquis dessiné au pinceau à pointe fine, j’ai tant bien que mal remis un peu d’ordre dans ma mise. » Et me voici maintenant allongé dans l’herbe ; dans ma poche, je n’ai que de quoi payer le retour, et quant à la direction de la maison secondaire de YOSHINAMI Zensaku, tout ce que j’ai pu comprendre, ce ne sont que les deux points mentionnés plus tôt ; dès lors, je ne pourrais alors que suivre à nouveau la ligne droite qui les relie, et, en fin de compte, repartir de la gare pour revenir jusqu’à Ochanomizu. — À ce stade, à la fin, dans un état d’esprit assez tranquille, sans plus penser au problème de l’argent, après avoir terminé mes cigarettes, je n’ai qu’à rentrer, pour, le soir venu, remettre mon costume au mont-de-piété et boire un saké bon marché ; allongé sur le dos, je regarde le ciel, et voilà la silhouette du cerisier de montagne qui flotte doucement dans le vide … rien de bien significatif, tout comme le manteau de Nerval ; il s’agit simplement d’avoir aperçu plus tôt un cerisier de montagne à la bifurcation du sentier, au milieu de la plaine. 

S’il s’agit vraiment d’un certain lien, aussi mince soit-il, il y a environ douze ans déjà, j’ai pris une photo de Kyōko, la fille du juge d’Aoyama, debout sous un cerisier de montagne dans le jardin de la maison du juge. À cette époque, je me passionnais pour la photographie, et je transportais mon appareil lourd avec trépied un peu partout, mais en ce qui concerne Kyōko, je ne l’ai photographiée qu’une seule fois ; sans doute était-ce juste avant son mariage ce printemps-là — elle devait épouser Yoshinami, un parent éloigné à moi, aujourd’hui colonel de cavalerie de réserve et directeur dans une certaine société d’engrais —, et je pense que c’était pour en garder un souvenir et que le père, le juge, était lui aussi sorti jusqu’au bout de la véranda japonaise pour observer la scène depuis l’arrière. Mais tout à l’heure, lorsque je me suis arrêté sous le cerisier de montagne au bord du chemin, ce n’est pas tant le souvenir de Kyōko qui m’est revenu, que je me suis trouvé, de manière inattendue, possédé par le fantôme de l’appareil photographique. Autrement dit, c’était comme si soudain quelqu’un s’était approché furtivement derrière moi, m’avait entièrement couvert la tête de ce tissu noir à doublure rouge, et avait plaqué de force l’objectif juste devant mes yeux éperdus : je ne voyais déjà plus rien d’autre que les pétales flottants qui scintillaient dans l’air. Ce n’était déjà plus un seul cerisier de montagne, mais comme si j’étais entré dans un célèbre site aux mille arbres en fleurs par jour ; ayant oublié mon précieux croquis, attiré malgré moi par une illusion, et dans une humeur insouciante comme quelqu’un en sortie pour voir du pays, je me suis inconsciemment perdu jusqu’ici, errant d’un pas flottant. Il semble que je ne sois guère disposé à rendre visite chez Yoshinami ; mais plus encore, dans ma condition d’aujourd’hui, à peine capable de subvenir à mes besoins, rêver de pièces d’argent est un comportement si stupide, qui est loin de contribuer à la reconstitution de ma vie ;  insouciance, négligence, impudence — serait-ce là ma vraie nature désormais, celle qu’aucun mot ne peut plus décrire ? Si seulement je pouvais discerner ma vraie nature, quoi qu’il soit ; mais, désemparé, ignorant tout de ce qu’est la vraie nature ou la nature mutable, et étendu sur le dos, je ne faisais que tracer des lignes insignifiantes avec le bout de ma canne sur le sol. Soudain, une ombre fut projetée sur l’herbe, et levant la tête j’aperçus devant moi un enfant appuyé contre un petit vélo rouge, qui se tenait là, debout. Ses tibias étaient longs et frêles ; la couleur de sa peau, visible sous la chaussette retroussée, était aussi pâle que celle de son visage, et bien qu’il ait des traits précoces,  la poche de sa veste ornée des boutons dorés paraissait gonflée, comme si elle contenait des caramels ; c’était un élève du primaire. 
— Monsieur.
— Oui ?
— Je vous connais, moi.
— Pourquoi ?
— Vous êtes le monsieur qui fait des dessins, hein ?
— Ah, c’est vrai, dis-je, en me rappelant que j’avais vu cet enfant autrefois, quand il avait sept ou huit ans.
— C’est Zenbô, n’est-ce pas ? Toi, tu es Zentarô, je crois. Tu as bien grandi.
— Où allez-vous, monsieur ?
— Je pensais justement aller chez toi.
— Alors allons-y ensemble. Papa est là.
— Où est-ce que tu habites ?
— Là-bas, dit l’enfant en pointant du doigt au-delà du bois, où l’on apercevait par intermittence un toit de tuiles à l’occidentale.

Je me mis en marche avec Zentarō, mais c’était comme si je marchais tout seul. En traversant la plaine, seul le rouge du petit vélo qui scintillait devant moi persistait dans mon regard ; quant à ce que l’enfant me disait, ce que je lui répondais, ou si nous étions restés silencieux, tout cela m’apparaît confus. Ce qui, en réalité, commençait à attirer mon attention à ce moment-là, c’était la semelle de mes chaussures : elles étaient depuis longtemps éventrées, béantes, et à chaque pas, je ressentais une douleur sourde, comme une dent cariée mordant une pierre. Mais sur cette herbe souple, ce fut tout à coup la dureté des gravillons du chemin de campagne qui remonta, râpeuse, dans ma tête, et pendant que j’étais hors d’haleine sous l’effet de cette manie qui m’envahit sans fin dès qu’un détail me tracasse, le soleil se voila brusquement, le vent devint frais, et je ne sais quand, la plaine était finie, et nous voilà dans la forêt. Et quoique mes chaussures foulent à présent des racines noueuses et des brindilles tombées, je n’avais plus conscience de la semelle : j’étais de nouveau absorbé dans un abîme de calme hébété.

Ce n’est pas tant à la lisière de la forêt, mais dans un enclos grossier, délimité à l’intérieur même du bois, que cette maison est construite ; et, alors que l’on marche sur le chemin, on s’y engage presque sans le remarquer, et tant qu’on n’a pas aperçu l’entrée de style espagnol au loin, on ne réalise pas qu’on a franchi le grand portail en bois naturel. Alors que je marchais entre les arbres plantés à l’intérieur de ce portail, depuis un moment déjà, j’étais, de manière étrange, assailli par une sensation de brûlure lancinante au front ; avançant tel une pie s’approchant du soleil, la douleur à la racine de mes cheveux devint si intense que je secouai vivement la tête, et c’est alors qu’à ce moment précis, à travers le feuillage recouvrant la rampe, deux yeux brillants me me fixèrent d’un regard incandescent. Le corps massif, vêtu d’un kimono informel et bien calé dans le fauteuil, fut aussitôt reconnu comme étant Yoshinami Zensaku. Et alors que, frappé par la violence et la pénétration de son regard, je crus soudain tomber sur un démon et restai un instant interdit, Zensaku se leva d’un coup et salua de la main. Ce geste n’exprimait en rien une intention d’accueil : c’était plutôt l’attitude d’un homme habité par la malédiction. Croyant un instant qu’un gigantesque râteau de fer allait fendre l’air et s’abattre sur moi, je rentrai instinctivement la tête ; à cet instant précis, la main de Zensaku décrivit vivement un arc dans l’air, puis s’abattit d’un coup sec, et, en même temps, un claquement retentit. Ce n’était pas le bruit d’un coup porté sur une table ou un fauteuil : c’était bel et bien celui d’un coup frappant, avec haine, un corps humain de chair vive. Comme si ma propre oreille venait d’être giflée, le souffle coupé de surprise, je levai brusquement les yeux ; les manches tremblantes derrière les feuilles du garde-corps, le kimono semblant alourdi d’humidité… à qui pouvaient-ils bien appartenir, sinon à Kyoko ? Saisi d’effroi, mes pieds restèrent cloués sur place. Si celle qui a été frappée n’est autre que Kyôko, alors comment expliquer cela ? Sa femme, à qui il consacre tout son amour brutal, pourquoi Zensaku la frapperait-il ? Et pourtant, à mes oreilles d’une acuité extrême, ne parvient même pas un faible cri : combien de tourments Kyoko doit-elle endurer en serrant les dents ? Je faillis basculer en arrière, mais je me retins de justesse, et heurtai alors quelque chose de mou tout près de moi. En me rendant compte — ah, bien sûr, Zentarô était là — je tendis machinalement la main et m’agrippai à ses frêles épaules. Mais à cet instant même, dès que nos visages se retrouvèrent face à face, frappé tout à coup comme par un démon surgissant de nulle part, je laissai échapper un gémissement d’effroi et fus renversé, comme précipité dans un gouffre sans fond. Le visage que j’ai sous les yeux à cet instant n’est autre que le mien. Voici ce visage que je croise parfois dans le miroir : sans l’ombre d’un doute, ce sont bien là les traits de ma propre personne. En vérité, tout à l’heure, lorsque j’avais aperçu le visage de Zentarō au milieu des champs, mon cœur s’était mis à battre sans que je sache pourquoi ; me demandant si j’avais été effrayé par une illusion de Kyōko, ou si je venais de jouer une scène sortie d’un roman vulgaire, j’avais esquissé un sourire amer. Mais à présent, il n’était plus question d’esquisser le même sourire : incapable de maîtriser mon corps, je me mis à trembler comme pris d’une violente fièvre de malaria. En somme, cela aussi ne serait-il pas une émotion de roman populaire ? Cependant, même une chose comme s’arracher un ongle, lorsqu’elle vous arrive personnellement, n’est-elle pas une douleur à laquelle on ne peut résister ? Face à la dureté de ce choc, que ce fût l’innocence d’un esprit ouvert ou l’aveu d’une réflexion, je fus frappé à plat, tel une pâte de sauce soja fermentée. Qui donc donc a pu creuser ce genre de fosse ? Depuis quand un secret aussi terrible m’attendait-il à l’affût ? Je comprends bien que, lorsque l’on regarde Zentarō et moi côte à côte, il n’est pas étonnant que le regard de Zensaku s’enflamme de malédiction ; mais, à la base, avec ses nerfs si rudimentaires, Zensaku a-t-il vraiment pu déceler ce mystère en une seule journée ? Pour moi, qui suis la personne concernée, mieux vaut ne pas savoir ; mais sans doute, la certitude que les autres perçoivent ne dépend pas de la finesse de leurs nerfs. D’abord, n’est-ce pas une atteinte grave pour Zensaku lui-même ? Non, non, ce n’est pas possible, Zensaku ne vient pas de découvrir ce secret tout à coup. Cette scène capitale avait certainement été longuement méditée par Zensaku. Preuve en est que, dès que je mis le pied dans l’enceinte du domaine, ce regard ardent s’était déjà emparé de mon front depuis loin. Quant à Kyoko, elle ne peut même pas pousser un cri sous les assauts de Zensaku, — à ce point, elle est subjuguée par ce secret. Ce n’était rien d’autre qu’un coup inattendu pour moi seul, mais dans la famille Yoshinami, ce n’était déjà plus une vague légère de soupçons ou de jalousie, c’était un tourbillon fatal.Et voilà que moi, maintenant, les narines mollement ouvertes au cœur de ce tourbillon, traînant mes souliers troués, je m’apprête à aller lui demander de l’argent…

— Monsieur, qu’est-ce que vous faites ? Allez, montons. »
  Et pourtant, dans mon imagination, j’avais déjà repoussé la main de Zentaro et m’étais élancé droit dehors à travers le portail — Mais en réalité, je m’étais retrouvé en train de gravir les marches menant à la véranda, franchissant l’entrée d’un pas aussi incertain que si je marchais sur des nuages, et je ne pouvais me diriger qu’en suivant les doigts pointés par les autres… Non, voilà que je commence à parler de choses absurdes. Le sens d’une direction, en ce moment précis, qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? En vérité, tel un personnage de Poe, je m’étais cru transformé en toupie, au point d’être presque prêt à me laisser entraîner dans un tourbillon frénétique. Mais me voici maintenant debout en haut de l’escalier, dans une posture de toupie qui chanterait comme un rossignol traversant la vallée, suspendu à un fil tendu entre le rêve et la veille — et je ne pouvais rien faire pour arrêter ce moi-même qui glissait et montait à toute allure sous mes yeux.

Sur la véranda, Zensaku était assis dans un fauteuil en rotin, un cigare coincé entre les dents. Un peu plus loin, dans l’ombre des branches qui s’étendaient jusqu’à la balustrade, dissimulant son profil, Kyoko se tenait elle aussi dans un fauteuil en rotin. Même lorsque, les jambes tremblantes, je prononçai timidement une salutation, Kyoko ne bougea pas d’un pouce. Zensaku, lui, se contenta de hocher légèrement la tête en disant : « Tiens.» Puis, se tournant aussitôt vers Zentaro :
— Zentaro, où étais-tu passé ? Tu n’as même pas mangé.
— J’étais chez un copain pour jouer. En rentrant, j’ai croisé le monsieur dans le terrain vague, alors je l’ai amené ici.
— Bon, va en bas maintenant.

Une fois Zentarô parti, Zensaku, ayant tourné son fauteuil d’un coup sec et regardé au loin, semblait totalement indifférent. Je restais là, recroquevillé dans un faux froid, la gorge complètement desséchée. Mais ne pouvant plus supporter ce silence, et préférant encore briser cette chape en poussant quelque son, si absurde fût-il, plutôt que de rester là, la poitrine écrasée sous une pression aussi anormale, j’ai laissé s’échapper, de ma langue engourdie, ces mots — ah : « Est-ce que vous pourriez me prêter de l’argent ? » Aussitôt, une sueur brûlante jaillit de tout mon corps, et je me mis à grincer des dents de honte.
— De l’argent ? Hmph… de l’argent, hein.
Toujours tourné de l’autre côté, Zensaku ricana pour lui-même, puis se leva brusquement en ne faisant que geindre :
— De l’argent, de l’argent, ça ne va pas tomber du ciel. Mais bon, puisque tu as pris la peine de venir, je peux bien te dépanner quelque peu. Ce n’est ni pour plaisanter, ni pour le plaisir. C’est simplement que je veux que tu t’en ailles vite d’ici. Je suis trop occupé pour perdre mon temps à t’écouter.

Même si ce n’était au fond que la rouille sortie de mon propre corps, un mal forgé par mes propres fautes, je ne supportais pas l’insulte, là, sous les yeux de Kyoko, et j’étais sur le point de me jeter sur le dos de Zensaku qui descendait en ce moment. Mais en pensant que je ne serais qu’un pauvre type à me faire tordre le col mince par ses bras vigoureux formés à l’armée et à être jeté dehors comme un chaton, je restai lâchement accroché à ma chaise. Et me disant qu’une fois qu’on commence à avoir honte on n’en finit plus d’en avoir, j’avais le cœur si serré que mon corps semblait se déchirer dans les mailles du rotin tandis qu’en apparence tel un mendiant blasé j’affichais un visage impudent. Mais même ainsi, alors que nous nous retrouvions seuls tous les deux, Kyoko ne daignait toujours pas m’adresser la parole, pas même se retourner vers moi. Depuis tout à l’heure, j’attendais ses mots, espérant à chaque instant qu’elle me dise quelque chose, mais sa froideur m’était encore plus insupportable que l’humiliation infligée par Zensaku. Hors de moi, je bondis et l’appelai : « Kyoko-san ! » Silence. Je l’appelai une seconde fois, mais, face à son silence impassible, aucun mot ne me vint. Je chancelai jusqu’à ma chaise et continuai, en vain, à fixer Kyoko. Combien d’années s’étaient écoulées depuis ces retrouvailles ? Pourtant, ce n’était pas une Kyoko qui m’étonnait. Il m’arrive parfois, seul, d’étendre une feuille de papier pour essayer de dessiner Kyoko. Mais ce qui prend forme sur la page n’est jamais qu’une silhouette de femme vêtue d’un kimono, et les lignes du visage, qui sont ce qu’il y a de plus important, ne se laissent jamais tracer de façon satisfaisante, quelle que soit l’attention que j’y mette. Plus je fixe la feuille blanche, plus mes paupières, sans que je m’en aperçoive, se troublent d’un voile diffus. Et maintenant que je regarde Kyoko de mes propres yeux, le motif à vagues de son kimono bleu indigo brille en vain de tout son éclat, tandis que son profil froid vacille, pâle, à travers les feuillages, et ce visage lui-même semble sur le point de se fondre dans l’azur du ciel. À présent, je sors un morceau de papier de ma poche et j’essaie ici de faire un croquis de Kyoko, mais même en laissant courir mon crayon sur deux ou trois feuilles, le résultat reste toujours le même. Même pour un dessinateur médiocre, il devrait au moins en sortir quelque chose à sa mesure. Pourtant, devant cette figure de femme sans tête, alors que j’avais l’air de m’appliquer avec le soin d’un maître artisan, au fond je n’avais aucune intention réelle de m’appliquer, indécis, laissant l’émotion gonfler ma poitrine comme des vagues. Haletant de nouveau, je criai : « Kyoko-san, regardez-moi un instant, je dois voir votre visage. » À peine avais-je cru voir Kyoko vaciller légèrement que sans même avoir le temps de m’en approcher, je me retournai sous la pression d’une présence oppressante qui me saisit la colonne vertébrale et c’était Zensaku qui se tenait là. Étourdi par son odeur corporelle je laissai échapper un cri ah et en m’affaissant jetai mon corps sur la table. J’essayai instinctivement de cacher le morceau de papier encore déployé mais mes doigts tremblants le laissèrent glisser et la silhouette de femme sans tête tomba exposée se dispersant en frissons sur le sol. Après avoir révélé le fond de mon secret, je savais que, même si j’étais écrasé par une défaite misérable, je devais combattre Zensaku. En maîtrisant les battements de mon cœur et en serrant de toutes mes forces mon poing aux veines palpitantes, je me relevai. Zensaku, debout, me fixait intensément. Puis soudain, un éclair perçant traversa ses yeux. Il me jeta violemment au visage ce qu’il tenait serré dans sa main, puis, criant à pleins poumons, il dévala les escaliers. Tandis que les billets s’éparpillaient, sa voix résonna :
— Pars, pars vite, pars. 

Je m’étais effondré sur ma chaise, incapable de faire un pas de plus, et, sans me soucier de l’endroit ni de la situation, je dirigeais vaguement les yeux vers le ciel. Mais, loin d’être distrait, c’était justement dans une situation pareille qu’il m’était absolument impossible d’être perdu. Si la corde de vie qui me reliait encore aux subtils entrecroisements des principes rationnels n’avait pas complètement pourri, c’était le moment ou jamais de m’attacher à son bout. Mais, où donc faudrait-il tirer sur cette corde de salut, et de quelle manière, pour qu’une clochette sonne ? Ce n’était pas un espoir de luxe que j’avais de me mêler aux entrelacs d’une noble logique, mais je m’acharnais à saisir un moindre brin de paille d’un mot peu fiable. Était-il établi qu’à ce point, où aucune prise ne subsistait, je sombrais dans la démence ? » Si tel était le cas, soit, je pourrais m’y résoudre… Mais à ce moment-là, on ne m’a pas laissé le temps de parvenir à cette résolution. Car, j’ai dû entendre la voix de Zentaro, qui montait je ne sais quand.
— Monsieur, vous êtes embarrassant. Je vais vous écraser,  whoo, whoo !

Zentarô avait étendu sur le sol un rail en acier, sur lequel il se préparait à faire rouler une locomotive à vapeur de fabrication étrangère. Bien qu’il fût un garçon précoce d’une dizaine ou douzaine d’années, se livrait-il exprès à un jeu aussi puéril pour me montrer son enthousiasme ? Cette fois, l’esprit ailleurs, je me mis à regarder distraitement le petit train se mettre en mouvement. Soudain, peut-être aperçut-il quelque chose : il se précipita vers la balustrade, tapa des mains et se mit à sautiller en criant « Papa, papa ! » Je me levai à mon tour et vis que, juste en contrebas, près de l’étang, Gensaku, vêtu d’un habit d’équitation comme pour une longue promenade à cheval, était assis de dos sur une pierre. Il agitait sa cravache, frappant la surface de l’eau avec de secs pishari, pishari. Plus les écailles des carpes rouges jaillissaient et faisaient miroiter la lumière à la surface, plus le fouet de Gensaku, pris d’un accès de rage, cinglait l’air, sifflant violemment avec des hyû, hyû stridents. Déjà, depuis le début, tout était incompréhensible. Et si, de mon côté, j’arborais un visage encore plus énigmatique, l’affaire ne pouvait-elle que se compliquer davantage ? Pourquoi ne pas en rire avec ironie ? Devant cette scène, j’eus soudain, comme en sortant la tête d’une caverne, l’étrange impression que le ciel et la terre s’ouvraient à perte de vue. Et pourtant, comme j’ai cette honteuse habitude de laisser échapper des paroles absurdes aux pires moments, je dis alors, moi aussi : «  Kyoko, chez vous, c’est comme ça qu’on fait bouger les carpes ? » Je me retournai, et vis Kyôko s’effacer soudainement dans le fauteuil en rotin. Il ne restait plus que deux ou trois feuilles des branches basses agitées par le vent. C’est alors que, soudain, je me rappelai : oui, à la fin de l’année dernière, Kyoko était bel et bien morte d’une pneumonie. C’était exactement cela. Comme si un claquement de doigts m’avait frappé en plein nez, la brume qui recouvrait tout mon champ de vision se mit à se dissiper par lambeaux. Et pourtant, sous cette lumière si vive, je me retrouvai face à l’expression du dos de Zensaku, toujours obstinément en train d’agiter son fouet. Je n’eus même pas un instant de répit pour souffler de soulagement : glacé, un frisson me remontant jusqu’à l’encolure, je restai figé sur place.


Le texte original du Cerisier de montagne. (PDF)

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