Zhuangzi Chaos (渾沌) et Art de vivre selon la Nature

Zhuangzi encourage à suivre la Nature sans agir de manière volontaire, c’est-à-dire à cultiver la spontanéité naturelle, afin d’atteindre le « non-agir » et l’errance insouciante ; ainsi peut-on demeurer sur « la Voie », qui est le Tao, ce processus par lequel tout naît, se métamorphose et s’efface dans l’ordre naturel du monde. Il met également en avant des pratiques de maîtrise de soi et de l’énergie intérieure, fondées sur la quiétude et l’absence de pensée.

Le conte de Hundun (渾沌), qui clôt les « chapitres intérieurs » du Zhuangzi, l’un des grands textes du taoïsme, peut être lu comme un récit condensant et éclairant l’essentiel de la pensée de notre auteur.

L’empereur de la mer du Sud s’appelait Shu (儵), celui de la mer du Nord s’appelait Hu (忽), et l’empereur du Centre était Hundun (渾沌). Shu et Hu se rencontraient parfois sur la terre de Hundun, qui les accueillait très généreusement. Shu et Hu, voulant remercier Hundun de sa bonté, dirent : « Tous les hommes ont sept orifices pour voir, entendre, manger et respirer, mais lui n’en a aucun. Essayons d’en percer. » Ils percèrent un orifice par jour, et au septième jour, Hundun mourut.

南海之帝為儵,北海之帝為忽,中央之帝為渾沌。儵與忽時相與遇於渾沌之地,渾沌待之甚善。儵與忽謀報渾沌之德,曰:「人皆有七竅 以視聽食息,此獨无有,嘗試鑿之。」日鑿一竅,七日而渾沌死。

Hundun (渾沌) peut être considéré comme l’équivalent du Chaos primordial de la mythologie grecque. À ce stade, aucune séparation n’existe encore entre le ciel et la terre ; tout demeure dans un état plein, informe, non structuré, et rien n’est individualisé. C’est l’état originaire, avant la forme, le nom, l’identité ou toute distinction.

Le caractère chinois 儵 (Shu), désignant l’empereur de la mer du Sud, évoque un mouvement soudain, fulgurant, tandis que 忽 (Hu) suggère quelque chose qui se volatilise, qui échappe à toute prise. Ensemble, ils symbolisent l’impermanence, la mobilité et le changement, en contraste radical avec Hundun, qui incarne un état atemporel, indifférencié et immobile.

Chaque « artifice » que Shu et Hu ouvrent dans le corps de Hundun correspond aux cinq sens humains, lui permettant de voir, d’entendre, de manger ou de respirer. Autrement dit, grâce à ces interventions, l’empereur du Centre pourrait agir « normalement », comme un être animé. Mais, ironiquement, ces perforations se révèlent fatales et visent à le tuer.

Hundun représente le chaos primordial, indifférencié, à la fois état du monde avant la forme et incarnation de la spontanéité naturelle. Il symbolise l’unité originaire que l’intervention humaine, en imposant des catégories et des distinctions, finit par dissoudre. La leçon du conte est claire : on ne touche pas au Chaos primordial par des actes artificiels, même motivés par la bonne volonté.

Cette sagesse de Zhuangzi s’oppose diamétralement à la pensée occidentale, qui valorise l’action, la transformation et le contrôle du monde. Alors, nous présente-t-elle un paradoxe pour nous taquiner ?


Avant de pénétrer dans la pensée de Zhuangzi, rappelons les bases de la pensée occidentale à travers les passages d’Hésiode et de Lucrèce concernant le commencement du monde.

Selon le récit mythologique d’Hésiode, c’est du Chaos que naît le monde. 

Au commencement exista le Chaos, puis la Terre à la large poitrine, demeure toujours sûre de tous les immortels qui habitent le faîte de l’Olympe neigeux ; (…)
Du Chaos sortirent l’Érèbe et la Nuit obscure.
(Hésiode, Théogonie, v. 116)

Le Chaos est donc le point de départ de toute création, laquelle se déploie ensuite à travers une série de divisions et d’individualisations.

Quant à l’initiative de l’être humain, rappelons un passage de De rerum natura, où Lucrèce présente le premier homme bravant l’état chaotique du monde.

Lorsque la vie humaine gisait sous les yeux, misérable,
abasourdie sur la terre, écrasée par une religion oppressive,
qui, du haut des régions du ciel, dressait sa tête,
planant d’un aspect terrible au-dessus des mortels,
alors un homme grec, un mortel, osa le premier
lever les yeux contre elle et lui résister.
Ni la renommée des dieux, ni la foudre, ni le ciel
grondant de menaces ne purent le retenir ; au contraire,
tout cela excitait davantage la vigueur aiguë de son esprit,
si bien qu’il brûlait de briser le premier les barrières étroites des portes de la nature.
Ainsi, la force vive de son âme triompha
et s’avança au loin, au-delà des remparts enflammés du monde ;
il parcourut dans son esprit et sa pensée l’immensité entière,
d’où il revint, victorieux, nous rapportant ce qui peut naître,
ce qui ne peut pas, et la puissance limitée
de chaque chose, avec la raison selon laquelle s’érige
pour chacune sa borne haute, profondément enracinée.
Ainsi donc, la religion, à son tour, foulée aux pieds,
est terrassée, et sa victoire nous met à l’égal du ciel.

(Lucrèce, De rerum natura, Livre premier, v. 62‑75)

Dans le chaos primordial, rien ne bouge, et l’être humain est en quelque sorte figé par une force oppressive, entravé dans « les barrières étroites des portes de la nature ». Pour commencer à vivre, il doit agir de sa propre initiative, guidé par son esprit et sa raison. Ainsi, il peut devenir un être comparable au ciel. S’il ne faisait rien, rien ne se produirait. C’est là le fondement de la pensée occidentale concernant la place de l’être humain dans le monde. 


Dans notre conte chinois, le rôle positif de l’homme chez Lucrèce se retrouve symboliquement dans les deux empereurs qui, guidés par leur bonté, percent des ouvertures dans le corps de Hundun. Par leurs gestes, l’action, la vie et la création deviennent possibles. Sans ces interventions, tout resterait englué dans le chaos primordial, immobile et indéterminé. Mais, ironie cruelle, ces mêmes perforations conduisent à la mort du généreux empereur du Midi.

À l’opposé, Hundun demeure le chaos indifférencié originel, état du monde avant la forme, figure de la spontanéité naturelle. Il incarne l’unité primordiale que l’homme, en imposant des catégories et des distinctions, finit inexorablement par détruire. À cet instant, rien n’est encore individualisé : pas de noms, pas de pensée, pas de valeurs — seulement le flux indistinct de l’être.

Le conte de Zhuangzi nous convie à retrouver ce chaos avec un sourire subtil, presque espiègle. Ce qui paraît une action bénéfique — ouvrir les sens de Hundun pour qu’il devienne « normal » — se révèle en réalité destructeur. L’intervention humaine, même la plus bienveillante, peut contredire l’ordre naturel du monde et provoquer un désastre, au détriment de la Nature et des hommes.

À l’inverse, ce que nous percevons comme passivité ou inaction — laisser le chaos tel qu’il est — devient l’expression d’une sagesse profonde. Zhuangzi nous invite à reconsidérer nos instincts de contrôle et d’action, et à comprendre que parfois, « ne rien faire » est le geste le plus juste et le plus audacieux, lorsqu’il suit le cours naturel des choses. C’est un art de vivre qui s’harmonise avec la Nature, silencieux mais souverain, libre et pleinement vivant.


Signalons enfin que, chez Zhuangzi, le Chaos n’est pas un état primordial dont tout découlerait, comme chez Hésiode, ni même dans la pensée de Laozi, où l’Être naît du Chaos.

Au contraire, Zhuangzi nous invite à dépasser cette idée : si l’on supposait un état primordial à l’origine de tout, il faudrait alors imaginer un état antérieur à cet état, et ainsi de suite, dans une régression sans fin. Il devient donc impossible de postuler un commencement absolu. Le Chaos est hors du temps, un état atemporel, ni instantané ni éternel, qui ne peut se mesurer ni au passé ni au futur. Il contient tout, sans exister dans l’espace ni dans le temps. Il est l’Un et l’Infini, la matrice silencieuse et incommensurable de toute existence, où se joue l’harmonie originelle de l’univers.

Dans la pensée japonaise, on parle du Mu (無). Devenir Mu ne signifie pas simplement ne rien faire, mais atteindre un état de pleine ouverture, d’indétermination fertile, où l’on se laisse traverser par la réalité telle qu’elle est, sans résistance ni attachement. Pour les Japonais, y compris les contemporains, devenir Mu représente un idéal : vivre en accord avec le monde, en respectant le cours naturel des choses, et trouver ainsi la liberté dans la non-intervention consciente.


日本語訳

南の海の帝は儵(しゅく)、北の海の帝は忽(こつ)といい、中央の帝は渾沌(こんとん)といった。儵と忽はときどき渾沌の地で出会い、渾沌は二人をとても手厚くもてなした。
そこで儵と忽は、渾沌の恩に報いようと相談し、「人にはだれでも、見る・聞く・食べる・息をするための七つの穴があるのに、渾沌にだけはそれがない。ためしに穴を開けてやろうではないか」と言った。一日に一つずつ穴をあけ、七日目に渾沌は死んだ。

コメントを残す