
« Le Sourire des dieux » d’AKUTAGAWA Ryûnosuke est une nouvelle, publiée en 1922, dans le numéro de janvier de la revue littéraire ‘Shin Shosetsu (Nouveau Roman)’, puis reprise dans le recueil intitulé Les Vêtements de printemps en 1923.
Le Sourire des dieux
Un soir de printemps, Padre Organtino marchait tout seul, en trainant derrière lui le bout de son vêtement sacerdotal, dans le jardin du temple NanBan.
Le jardin était abondant en plantes occidentales telles que des roses, des oliviers ou des lauriers, parmi les pins et les cyprès. En particulier, les rosiers, commençant à fleurir, exhalaient leur doux parfum sous une faible lumière du crépuscule qui obscurcissait les arbres, ce qui semblait ajouter à la tranquillité du jardin un charme mystérieux, quelque chose de peu japonais.
Organtino, à l’air triste et marchant dans un sentier de sables rouges, était plongé vaguement dans ses souvenirs. La sainte siège de Rome, le port de Lisbonne, le son du violon portugais appelé Rabeca, le goût des amandes, la chanson « Seigneur, tu es le Miroir de mon Âme » — tous ces souvenirs amenaient, dans le cœur de ce prêtre aux cheveux rouges, une tristesse nostalgique . Dans l’espoir de la dissiper, il se dit doucement le nom de Deus (Dieu). Mais, bien loin de disparaître, la tristesse s’étendait encore davantage, pesant lourdement sur sa poitrine.
« Le paysage de ce pays est beau… »
Organtino se ravisa.
« Le paysage de ce pays est beau. Le climat est tempéré avant tout. Quant aux peuples autochtones, peut-être, les noirs peuvent être moins mauvais que les petits au visage jaune. Pourtant, ils ont un tempérament relativement sympathique. De plus, le nombre des convertis japonais se multiplie ces derniers jours jusqu’aux dizaines de milliers. En effet, au centre de cette capitale (Kyoto), on voit ce genre de temps bien établi. Tout compte fait, il est vrai qu’il n’est pas plaisant d’y vivre, mais pas très désagréable, non plus, n’est-ce pas ? Néanmoins, il arrive que je me submerge au fond de la mélancolie. J’ai envie de retourner à la ville de Lisbonne, et de quitter ce pays. Est-ce la seule tristesse provoquée par le mal du pays ? Si je peux quitter ce pays, si ce n’est pas à Lisbonne, c’est ok à n’importe quel pays ; en Chine, au royaume de Siam ou en Inde. — En somme, cette tristesse due au mal du pays n’occupe pas mon entière tristesse. Je veux bien s’enfuir de ce pays dès que possible. Mais… Le paysage de ce pays est beau. Le climat est tempéré avant tout…. »
Organtino soupira. À cet instant, il regarda par hasard de pâles fleurs de cerisier, tombées sur les mousses parsemées à l’ombre des arbres. Cerisier ! Avec un air de surprise, il contempla entre les arbres assombris. Là, parmi quatre ou cinq palmes, un cerisier pleureur aux branches tombantes rendait ses fleurs vagues comme dans un rêve.
« Seigneur, protège-moi ! »
Organtino allait faire une croix d’exorcisme. En effet, le cerisier pleureur aux branches tombantes, qu’il a vu justement ce soir, lui paraissait extrêmement sinistre. Sinistre, … ou plutôt, cet arbre lui semblait tout comme le Japon lui-même, qui l’inquiétait pour quelque raison qu’il ne savait pas. Un instant après, il reconnut qu’il était un simple cerisier sans aucun mystère, et, en souriant honteusement, il retourna paisiblement d’un faible pas sur le sentier.
Une demie-heure après, il consacrait une prière à Deus dans le sanctuaire du Temple Nanban. Là, il n’y avait qu’une lampe suspendue de la voûte. Sous sa lumière, sur les murs de fresques qui entouraient le sanctuaire, Saint Michel se disputait le corps de Moïse avec le Diable des Enfers. Et pourtant, le vaillant Archange, et même le rugissant Diable, paraissaient plus gracieux que d’habitude, probablement sous l’effet d’une vague lumière de ce soir. Ou bien, ce devait être l’effet du senteur de la fraîcheur des roses et des genêts. Derrière l’autel, avec la tête baissée, il récita ardemment sa prière.
« Amen, Deus nyorai (bouddha), dieu de la grande Miséricorde et de la grande Tristesse ! Depuis que je suis parti de Lisbonne, je me permets de vous dévouer toute ma vie. Au mépris de toutes les difficultés, j’ai avancé sans hésiter même d’un pas, dans l’aspiration de faire briller la gloire de la croix. Évidemment, tout seul, je ne suis pas capable de le faire. Tout dépend de votre grâce, Maître du Ciel et de la Terre. Au fil de mon séjour au Japon, je commence à me rendre compte de quelle mesure ma mission est ardue. Partout dans ce pays, dans les montagnes, dans les bois, et même dans les quartiers alignés de maisons, sont cachées certaines forces mystérieuses. Et chaque force, dans la profonde obscurité, m’empêche d’accomplir ma mission. Sinon, je ne sombrerais pas sans raison dans le fond de la mélancolie, comme je m’y trouve ces derniers jours. Quelles sont ces forces ? Cela, je ne le sais pas. Mais, en tout cas, elles sont répandues à travers ce pays, tout comme la fontaine souterraine. oh, Deus nyorai, dieu de la grande Miséricorde et de la grande Tristesse !, si l’on ne les vainquait pas avant tout, les Japonais, raffolant du maléfique culte, ne parviendraient pas à percevoir la splendeur du Paradis céleste pour l’éternité. Pour cette raison, je ne cesse de me tourmenter depuis quelques jours. À votre serviteur, à Organtino, accordez-moi le courage et la patience. »
A cet instant, Organtino crut entendre le chant d’un coq. Mais, sans y faire attention, il continua sa prière.
« Afin d’accomplir ma mission, je dois lutter avec les forces cachées dans les montagnes et dans les rivières de ce pays, — et aussi avec les esprits, vraisemblablement invisibles aux yeux des humains. Vous avez submergé l’armée des Egyptiens au fond de la mer Rouge. La puissance des esprits de ce pays ne semble pas être inférieure à celle de l’égyptienne. Comme les prophètes de l’Antiquité, dans ma lutte avec cet esprit, Je souhaite…. »
Les paroles de sa prière s’évanouissaient sur ses lèvres sans qu’il s’en aperçoive. Cette fois-ci, soudainement, près de l’autel, les chants bruyants du coq s’entendaient. Organtino regarda autour de lui avec un air interrogateur. Alors, derrière lui, il y avait en réalité un coq aux plumes toutes blanches pendues, qui, sur l’autel, avec sa poitrine tendue, cria à nouveau de triomphe, comme la nuit se levait.
Dès qu’Organtino sauta sur lui, il tenta précipitamment de chasser cet oiseau en ouvrant les deux manches de son vêtement sacerdotal. Cependant, au bout de deux ou trois pas avancés, il s’arrêta avec stupeur, en criant par intermittence « Mon Seigneur ». Ce sanctuaire était rempli d’innombrables coqs, qui y étaient entrés on ne sais d’où et quand – soit ils volaient en air, soit ils couraient ici et là ; à perte de vue, ils constituaient une mer de crêtes.
« Seigneur, protégez-moi ! »
Une nouvelle fois il essaya de faire le signe de croix. Mais mystérieusement, ses mains ne bougèrent guère librement, comme si elles étaient fixées par quelque chose comme un étui. Entretemps, la lumière vermeille, similaire à celle des bois brûlés, commença à se répandre de nulle part. Organtino ne cessait d’haleter, et en même temps que cette lumière apparut, il découvrit une ombre d’un être humain émerger indistinctement dans cette enceinte.
Cette ombre humaine devint soudainement une figure explicite. C’était un groupe d’hommes et de femmes, tous inconnus et simples. Avec des bijoux enfilés autour du cou, ils riaient et s’amusaient joyeusement. Les innombrables coqs, pullulant à l’intérieur du sanctuaire, se lancèrent davantage des cris de victoire entre eux. Alors, les murs du sanctuaire, – les murs sur lesquels Saint Michel était peint, avaient été avalés comme brouillard dans la nuit. Et sur leurs traces, ….
Ces bacchanales japonaises apparurent, en ondulant comme un mirage, devant Organtino stupéfait. Il vit, à la lumière de feu, des Japonais vêtus à l’antiquité, se boire du saké, assis en rond. Juste au milieu d’eux, il vit une femme, une femme grandiose qu’on n’avait jamais vue au Japon, danser frénétiquement sur un seau retourné. Derrière le seau il vit un homme aussi robuste planter paisiblement une branche sacrée, arrachée avec des racines et suspendue de trésors et de miroirs. Autour d’eux il vit des centaines de coqs pousser sans cesse des chants gaillardement, en se frottant les plumes et les crêtes. Au-delà, – Organtino ne pouvait pas encore s’empêcher de douter de ses yeux – au delà des brouillards nocturnes, un rocher comme une porte de la grotte se tenait debout dans une posture imposante.
La femme sur le sceau ne cessa de danser pour toujours. Les lierres nouées à ses cheveux flottaient allègrement dans l’air. Les trésors pendus à son cou résonnaient comme des grêles entre eux maintes fois. Les branches des petits bambous continuaient de battre le vent de long en large. En outre, sa poitrine toute nue ! Ces deux seins, saillant brillamment au feu rouge des bois brulés, semblaient à Organtino presque être le désir lui-même. En priant Deus, il essaya de tout cœur de détourner son visage. Mais par on ne sait quelle sorte de sortilège mystérieux, il ne put faire un mouvement sans difficulté.
Entretemps, le silence tomba brusquement sur les fantômes masculins et féminins. La femme sur le sceau, comme si elle reprenait conscience, arrêta enfin sa danse furibonde. À cet instant, mêmes les coqs, qui avaient chanté à qui mieux mieux, devinrent taciturnes d’un coup avec leur cou tendu. Et alors, dans ce silence, une voix d’une belle femme éternelle se transmit solennellement de nulle part.
« Tant que je suis enfermé ici, ne doit-il pas faire tout noir dans le monde ? Pourtant les dieux ont l’air de rire et de s’amuser de bon cœur. »
Quand sa voix disparaissait dans le ciel nocturne, la femme sur le sceau jeta un coup d’œil autour d’eux et lui rendit une réponse inattendument gracieuse.
« C’est parce qu’il existe un nouveau dieu, plus grand que vous, qu’on s’en félicite ensemble. »
Ce dieu nouveau doit désigner Deus. – En un moment Organtino, encouragé par cette idée, regarda avec un certain intérêt la transformation de cette scène saugrenue.
Le silence n’était pas rompu pendant certain temps. Mais dès que le groupe de coqs chanta tout à la fois, un rocher, qui semblait être la porte de la caverne bloquant là-bas les brouillards nocturnes, se mit à ouvrir doucement de deux côtés. Et de cette brèche surgit, comme un déluge, un faisceau de lumière indiciblement colorée de l’aurore.Organtino allait hurler. Mais sa langue ne bougea pas.
Organtino allait s’enfuir. Mais ses pieds ne bougèrent pas non plus. Il sentit un vertige se produire violemment en lui à cause de la grande clarté, dans laquelle il entendit des voix joviales des nombreux hommes et femmes s’élever vivement vers le ciel.
« Oo-Hirumé-Muchi ! Oo-Hirumé-Muchi ! Oo-Hirumé-Muchi ! »
« Il n’y a pas de nouveau dieu. Il n’y a pas de nouveau dieu. »
« Qui est contre vous périra. »
« Regardez ! L’ombre disparaît. »
« À perte de vue, voilà vos montagnes, vos bois, vos rivières, vos villes, vos mers. »
« Il n’y a pas de nouveau dieu. Tous sont vos serviteurs. »
« Oo-Hirumé-Muchi ! Oo-Hirumé-Muchi ! Oo-Hirumé-Muchi ! »
Au milieu de ces voix en ébullition, Organtion, tout en sueur froide, finit par tomber sur place en prononçant quelques mots avec peine…..
À l’approche de minuit, Organtino parvint enfin à reprendre conscience en revenant du fond de la défaillance psychique. Les voix des dieux semblaient encore résonner à ses oreilles. Mais quand il regarda autour, dans le sanctuaire silencieux, la lumière des lampes de la voûte n’éclairait que faiblement la peinture murale, comme avant. Gémissant sans cesse, il quitta lentement le dos de l’autel. Il ne put pas comprendre ce que signifiait cette fantasmagorie. Au moins, il était certain que celui qui l’avait présentée n’était pas Deus.
« Lutter avec les esprits de ce pays, …. »
Sur ses pas, Organtino laissait échapper ces mots inconsciemment.
« Il est plus difficile de lutter contre les esprits de ce pays que je l’avais prévu. Vaincre, ou bien perdre… »
A cet instant, une voix chuchotait à ses oreilles.
« Tu vas perdre ! »
Terrifié, Organtino regarda à travers l’air dans la direction de la voix, mais comme auparavant il n’y avait que les roses et les genêts sombres, et aucune ombre humaine ne fut aperçue.
Le lendemain soir aussi, Organtino se promenait dans le jardin du Temple Nanban. Ses yeux bleus paraissaient joyeux d’une certaine manière. C’est parce qu’en ce seul jour, trois ou quatre samuraïs se furent convertis au christianisme.
Les burséracées et les lauriers se tenaient debout silencieusement au crépuscule. Ce qui troublait le silence était le seul bruit des ailes des pigeons rentrant aux auvents du temple. Le parfum des roses, l’humidité du sable, — tout cela semblait en paix comme le jour de l’Antiquité où les anges ailées, « à la vue de la beauté des filles humaines », avaient descendu pour trouver leurs épouses.
« Il paraît difficile pour les infâmes esprits japonais de gagner la victoire face à la divine magnificence de la Croix. Mais la fantasmagorie que j’ai vue hier soir ? – Non, non, c’était seulement une illusion. Le Diable a montré à Saint Antoine ces sortes de visions, n’est-ce pas ? La preuve, aujourd’hui, quelques personnes sont devenues chrétiens d’un coup. Un jour, des temples saints du Seigneur du Ciel seront construits partout dans ce pays. »
Avec cette pensée, Organtino marcha sur le sentier de sable rouge. Soudainement, quelqu’un frappa doucement sur ses épaules par derrière. Il se retourna immédiatement, mais il n’y avait que la lumière du soir qui flottait faiblement sur les jeunes feuilles des platanes d’Orient alignées des deux côtés du chemin.
« Seigneur, sauve-moi ! »
Murmurant ainsi, il se retourna mollement. Alors, à ses cotés, depuis il ne sait quand, un vieillard marchait doucement dans une figure brumeuse, avec des trésors autour de son cou, tel qu’il l’avait vu dans la fantasmagorie d’hier soir.
« Qui es-tu ? »
Surpris, Organtino s’arrêta involontairement.
« Moi, je… — peu importe qui je suis. Je suis un esprit de ce pays. »
Souriant, le vieillard lui répondit gentiment.
« Allons, marchons ensemble. Je suis venu pour parler avec vous un petit moment. »
Organtino fit un signe de croix. Mais le vieillard n’y montrait aucune frayeur.
« Je ne suis pas un diable. Veuillez regarder ces trésors et cette épée. S’ils avaient été brûlés dans les feux des Enfers, ils ne devraient pas être aussi purs. Allons, pourriez-vous arrêter votre prière ? »
Les bras croisés devant la poitrine avec l’air mécontent, Ortantino se mit à marcher ensemble.
« Vous êtes venu pour répandre le culte de Deus, n’est-ce pas ? … »
Le vieillard commença à parler doucement.
« Ce n’est pas si mauvais que ça. Mais ici dans ce pays, Deux finira par perdre.»
« Deus est le Maître tout puissant, à Deus… »
Entre ses paroles, comme s’il tombait par hasard sur cette idée, Organtino commença à employer une tournure fort polie qu’il avait l’habitude d’adresser aux croyants de ce pays.
« Il n’y a rien qui puisse gagner contre Deus. »
« Mais si, il existe en fait ce qui l’emporte sur Deus. Veuillez bien m’écouter. Ce n’est pas seulement Deus qui est venu de loin dans ce pays. Confucius, Mencius, Zhuangzi — et d’autres philosophes sont venus de la Chine à travers la mer. À ces époques ce pays venait de naître. À part la pensée de la Voie, ils ramenaient les soies du royaume de Wu et les trésors de l’État de Qin, et tant d’autres. En outre, ils ont apporté les sacrés caractères chinois, plus précieux que ces genres de trésors. Pourtant, la Chine nous a-t-elle conquis ? Prenez par exemple les caractères chinois. Au lieu de nous conquérir, ils ont été conquis par nous. Parmi les natifs que j’ai connus il y a un poète nommé Kakinomoto no Hitomaro. Dans ce pays il reste encore un waka de la Voie lactée qu’il a composé. Lisez-le. On ne peut pas y trouver ni Bouvier ni la Tisserande. Les amants qui y sont chantés sont justement Hiko-boshi et Tanabata-tsumé. Ce qui résonnait à leur chevet était la sonorité du gué de la pure Voie lactée comme celle des rivières de ce pays. Ce n’était pas la clameur des vagues de la Galaxie, comme celles du Fleuve Jaune ou du Fleuve Bleu (Le Yangtsé). Par ailleurs, je dois aborder le problème de l’écriture plutôt que le waka. Pour transcrire le texte, si Hitomaro a employé les caractères chinois, ce n’était pas pour la signification, mais pour la prononciation. Après avoir introduit le caractère chinois qui désignait le bateau avec le son ‘chu’, le bateau, prononcé comme ‘funé’ en japonais, s’appelait toujours ‘funé’. Sinon, notre langage aurait été devenu le chinois. Bien entendu, ça ne dépendait pas de Hitomaro ; c’est la force des dieux de notre pays qui protégeait son cœur. Les philosophes chinois ont également apporté dans ce pays la calligraphie extrême-orientale. Kūkai, Tōfū, Sari, Kōzei, – Je suis allé là où ils se trouvaient, sans qu’on le sache. Ils prenaient tous comme modèles les traces d’encre des Chinois. Mais, au fur et à mesure du temps qui passait, de leurs plumes naissait une nouvelle beauté. Leurs écritures sont devenues graduellement les caractères japonais, et pas ceux de Wang Xizhi, ni de Chu Suiliang. Par ailleurs, ce n’est pas seulement à propos des caractères que nous avons gagné. Nos souffles ont adouci, comme le vent de mer, les voies de Lao Tseu et de Confucius. Interrogez les natifs de ce pays, vous saurez qu’ils croient tous au naufrage inévitable du navire chargé des livres de Mencius, puisque ceux-ci provoquent facilement notre colère. Pas une fois Shinato, dieu du vent, n’a joué un tel mauvais tour. Mais dans cette sorte de croyance, nous sentons vaguement notre force à nous qui habitons dans ce pays. Ne pensez-vous pas ainsi ? »
Déstabilisé, Organtino regarda de nouveau le visage du vieillard. Ne connaissant pas bien l’histoire de ce pays, il comprenait à peine une telle éloquence de son interlocuteur.
« À la suite des philosophes chinois, c’était le prince Siddhārtha Gautama de l’Inde. — »
En continuant son discours, il ramassa les roses sur le sentier et les sentit avec joie. Sur les traces des roses enlevées, il restait indéniablement leur parfum. D’autre part, quoique les fleurs dans ses mains semblassent garder la même couleur et la même forme, elles étaient en quelque sorte nébuleuses comme des brouillards.
« Il en est de même pour le destin du Bouddha. Mais, les détails que je continue à réciter vous ennuient davantage sans doute. Ce que je voudrais attirer votre attention, c’est la théorie de ‘Honji-Suijaku’. Celle-ci a fait croire aux natifs de ce pays qu’Oo-Hirumé-Muchi et Grand-Soleil-nyorai (Vairocana) étaient les mêmes. Est-ce la victoire d’Oo-Hirumé-Muchi ? Ou bien, celle du Grand-Soleil-nyorai ? Supposons que les natifs de ce pays ne connaissent pas Oo-Hirumé-Muchi, alors qu’il y en a beaucoup qui connaissent Grand-Soleil-nyorai. Malgré cela, en regardant la figure du Grand-Soleil-nyorai, n’y voit-on pas Oo-Hirumé-Muchi, plutôt qu’un trait du Grand-Soleil-ryorai ? Moi, j’avais marché avec Shin-ran et Nichiren à l’ombre des fleurs du Sal Le Bouddha qu’ils adoraient avec extase n’était pas un homme noir à l’auréole. Mais c’était un frère du prince Kamitsumiya, aimable et plein de dignité (n 22). — Mais je m’arrête, comme promis, d’étendre cette sorte de récit. Ce que je voudrais vous dire, c’est qu’il n’y a rien qui gagne, même si cela vient à l’instar de Deus qui est venu dans ce pays. »
« Mais, attendez. Vous dites ainsi, mais … »
Organtino intervint.
« Rien qu’auujourd’hui, deux ou trois samuraïs se sont convertis à notre sacrée religion. »
« Beaucoup de gens se convertiront sans aucun doute. Pourtant, Si on ne parle que de la conversion, la plupart des natifs de ce pays croient au culte de Siddhārtha. Néanmoins notre force ne consiste pas en celle de détruire, c’est la force de transformer.
Le vieillard jeta les fleurs de roses, qui, dès qu’elles quittèrent ses mains, disparurent immédiatement dans la lumière du soir.
« Ah bon, la force de transformer ? Mais ce n’est pas seulement vous qui avez cette force. Dans quelque pays que ce soit, – par exemple, le diable de ce pays-là, considéré comme faisant partie des dieux de la Grèce, …. »
« Le grand Pan est mort. Non, peut-être Pan pourrait renaître un jour. Par contre, nous, nous vivons encore comme vous voyez. »
Intéressé, Organtino guigna le visage du vieillard.
« Connaissez-vous Pan ? »
« Oui, il était mentionné dans un livre écrit à l’écriture horizontale et importé de l’Occident par les enfants d’un seigneur de la région de l’ouest. – Comme je vous en ai parlé tout à l’heure, même si la force de la transformation n’appartient pas seulement à nous, il faudrait que vous vous méfiiez. Ou plutôt, je vous conseille de faire plus attention. Nous sommes des dieux anciens, dieux qui ont vu l’aurore du Monde, comme les fameux dieux de la Grèce. »
« Mais Deus doit gagner. »
Organtino répéta la même idée encore une fois avec obstination. Comme s’il ne l’entendait pas, le vieillard enchaîna lentement :
« J’ai rencontré un marin grec, qui venait de débarquer, quatre ou cinq jours auparavant, sur le rivage de la région de l’ouest. Lui, il n’est pas un dieu, simplement un homme. Assis avec lui sur un rocher sous la lumière lunaire, j’ai écouté ses diverses récits : histoire de celui qui est attrapé par un dieux cyclope, celle d’une déesse qui métamorphose les hommes en cochons, celle d’une sirène à la belle voix. – (« Connaissez-vous son nom ? ») Depuis notre rencontre, Cet homme s’est transformé en un natif de ce pays. Il s’appelle maintenant Yuriwaka. Du coup, Faites attention à vous. On ne peut pas dire que Deus gagnera assurément. Dans quelle mesure la religion du Seigneur céleste soit répandue, on ne peut pas dire qu’elle gagnera assurément. »
La voix du vieillard devint de plus en plus basse.
« Il se peut que Deus se transforme en un natif de ce pays. La Chine et l’Inde ont changé. L’Occident doit aussi changer. Nous nous trouvons dans les arbres. Aussi dans le courant d’eau peu profond. Aussi dans le vent traversant les fleurs de roses. Aussi dans la lumière solaire sur les murs du temple. Partout, et toujours. Faites attention. Faites attention. ….»
La voix éteinte, la figure du vieillard disparut dans l’ombre du soir, comme un fantôme s’évanouissant. En même temps, depuis la tour du temple le clocher d’Ave Maria commença à résonner au-dessus d’Organtino qui fronçait les sourcils.
Padre Organtino du temple Nanban, – non, ce n’est pas seulement lui. Trainant tranquillement le bout de son vêtement sacerdotal, les occidentaux aux cheveux roux et au nez haut, depuis les lauriers et les roses imaginaires flottant à la lumière crépusculaire, étaient rentrés dans une pair de paravents ; à l’intérieur des vieux paravents datant d’il y a trois cents ans, qui représentaient une scène de l’arrivée d’un navire Nanban au port.
Adieu, Padre Organtino ! En marchant avec tes collègues au bord de la mer, tu regardes un grand navire de Nanban, arborant des drapeaux levés dans les brumes dorées. Que ce soit Deus ou Oo-Hirumé-Muchi qui vaincra, – à présent, on ne saurait pas encore en décider facilement. C’est la question à laquelle nos affaires devront apporter un jour une réponse définitive. Regarde-nous sereinement depuis cette rive du passé. Si tu était plongé au fond de l’oubli, tout comme les capitaines hollandais avec leurs chiens ou des enfants noirs sous leurs parasols, les bruits des canons à feu tirès de notre navire noire briserons un jour votre vieux rêve. Jusque là, … Adieu, Padre Organtino ! Adieu, Urugan-batéren du temple Nanban !
(décembre 1921)