Motojiro KAJII, Sous les fleurs de cerisiers

Motojiro KAJII est un écrivain appartenant à une veine hybride, entre naturalisme et expressionnisme symboliste. Né à Osaka en 1901, il a d’abord étudié dans le domaine scientifique, mais s’en est éloigné pour se consacrer entièrement à la littérature, influencé par ses lectures de Soseki Natsume, Jun’ichiro Tanizaki et d’autres auteurs.

En 1925, avec ses amis, il fonde une petite revue, Le Ciel bleu, et publie Le Citron, une nouvelle représentative de son œuvre. Avec une écriture poétique, Kajii parvient à cristalliser, dans un simple fruit, les sensations de malaise éprouvées par un homme au cours de ses errances dans les quartiers de Kyoto. Ce flâneur mélancolique entre dans une librairie-papeterie, entasse devant un rayon des livres d’art pour composer un château bigarré, puis dépose au sommet un citron froid, fusiforme, dont le poids lui semble contenir toutes les richesses et toutes les beautés du monde. Le jaune du fruit donne l’impression d’absorber toutes les couleurs disparates dans sa forme tranquille. À la fin, il quitte le magasin avec une pensée secrète : ce fruit serait une bombe, capable de faire exploser en morceaux cette boutique étouffante de richesse. Le narrateur ne rapporte que les faits d’un citadin ordinaire, mais les sensations fiévreuses des choses ne cessent d’émerger au fil du récit.

Kajii était un grand lecteur de Charles Baudelaire. Azur, publié en 1928, est considéré comme un petit poème en prose qui fixe les impressions d’un promeneur face à un paysage sublime. Son tempérament l’a porté vers la modernité baudelairienne, plutôt que vers la nostalgie du passé à la manière de Lamartine. Dans son compte rendu d’une traduction japonaise de Du côté de chez Swann de Marcel Proust, il exprime également sa préférence pour les expériences brutes et naïves, au détriment des délices de la mémoire surgie à la manière proustienne. En un mot, il est un écrivain de la présence, à la suite de Baudelaire et du haïkiste Bashô.

Dans « Sous les fleurs de cerisiers », nouvelle poétique publiée en 1928 dans la revue Poésie et art poétique, la beauté extrême des cerisiers éveille chez un admirateur une imagination maladive : il croit percevoir des cadavres enterrés aux racines de ces arbres splendides. Certaines phrases semblent dénuées de sens apparent, et les transitions obéissent à une logique parfois obscure. La traduction qui suit tente de préserver cette écriture symboliste, marquée dès l’incipit célèbre : « Sous les fleurs de cerisiers sont ensevelis des cadavres. »

Motojiro KAJII est mort de tuberculose dans sa ville natale en 1932, à l’âge de 31 ans.


Sous les fleurs de cerisiers

Sous les fleurs de cerisiers sont ensevelis des cadavres. 

On peut le croire en fait, car une telle admirable floraison est incroyable. Puisque je ne pouvais pas croire à leur beauté, je m’en sentais inquiet ces derniers deux ou trois jours. Mais maintenant, il arrive enfin le moment pour que je le comprenne. Sous les fleurs des cerisiers sont enfouis des cadavres. On peut croire cela. 

Pourquoi, chaque soir, sur le chemin du retour à la maison, pensais-je comme en voyance, parmi de nombreux ustensiles de ma pièce, à un petit et mince truc, une lame de ravoir ? – Tu as dis que tu ne comprends pas, et moi non plus, je ne comprends pas. – Ceci et cela, ce doit être probablement la même chose.

Les fleurs de tous les arbres, lorsqu’ils atteignent à leur plein épanouissement, exaltent à l’entour un air mystique. Tout comme si une toupie qui a bien tourné s’arrêtait complètement dans son silence absolu et transparent, et qu’une belle interprétation musicale s’accompagnait immanquablement d’une hallucination quelconque, c’est quelque chose comme une auréole fantasmée par un appareil génital en éruption. C’est une beauté vivante et mystérieuse qui touche le cœur.

Et pourtant, c’est cela qui a rendu mon cœur extrêmement abattu. Il me semblait que cette beauté fût quelque chose d’incroyable. Je suis devenu inquiet, mélancolique, et je me sentais vide. Mais, enfin, j’ai compris maintenant. 

Imagine-toi ! Un cadavre est enterré sous chaque cerisier en pleine débauche de fleurs. Tu te rendras compte de ce qui m’a mis en anxiété à tel point. 

Cadavre comme de cheval, cadavre comme de chien et de chat, cadavre comme d’homme, tous ces cadavres, pourris et couverts de larves de mouche, sentent affreusement. Cependant ils laissent dégouliner du liquide cristallin. Les racines de cerisiers les embrassent, comme la cupide pieuvre, afin d’absorber de la sève, ses poils rassemblés à la manière des tentacules des anémones de mer. 

Qu’est-ce qui fait ces pétales ? Qu’est-ce qui fait ces étamines et ces pistils ? Il me semblait voir le fluide cristallin aspiré par les filets de racines monter en file tranquille à l’intérieur des faisceaux conducteurs comme dans un rêve. 

 – Qu’est-ce qui te fait faire une telle tête si douloureuse ? Ce n’est qu’un bel art de la voyance. 

Enfin, je suis arrivé à fixer mon regard sur les fleurs de cerisiers. Je me suis enfin délivré du mystère qui m’inquiétait hier et avant-hier. 

Ces derniers deux ou trois jours, je descendais dans cette vallée et je me promenais sur les pierres. Parmi les jets d’eau pulvérisée émergent comme Aphrodite des éphémères de minces plumes, qui volent en haut vers le ciel du vallon. Tu le sais bien, là, ils font de beaux mariages. En cheminant un moment, j’ai rencontré quelque chose de singulier. C’était dans l’eau d’une petite flaque, laissée dans le lit de rivière asséché. Là flottait un éclat de lumière comme de l’huile versée avec surprise. Qu’est-ce que tu en penses ? C’étaient les cadavres des dizaines de milliers d’éphémères. Leurs plumes entassées couvraient hermétiquement la surface de l’eau et laissaient couler une onde de lumière frisée comme celle de l’huile. C’était là leur tombeau, après leur pondaison. 

Ce spectacle m’a donné l’impression d’une frappe au cœur. Je me suis réjoui d’un plaisir cruel qu’un pervers goûte à la dégustation de la chair de cadavre après avoir profané le tombeau. 

Il n’y a rien qui ne me fasse plaisir dans cette combe. Ni rossignol, ni mésange, ni jeunes feuilles bleuissant la lumière blanche du soleil ne me créent à eux seuls des tableaux mentaux bien nébuleux. J’ai besoin d’un drame ensanglanté. C’est cet équilibre qui rend précise ma représentation mentale. J’ai soif de la mélancolie à la manière d’un néfaste démon. Il se peut que mon cœur obtienne la paix quand il se remplit pleinement du spleen. 

– Tu essuies tes aisselles, n’est-ce pas ? Tu es pris de sueurs froides ? Moi aussi. Tu ne prends pas la peine de te sentir désagréable. Tu les prendrais pour le sperme gluant, notre mélancolie serait parfaite. 

Ah, sous les fleurs de cerisiers sont ensevelis des cadavres ! 

Le cadavre dont j’imagine l’existence je ne sais pas pourquoi, faisant partie intégrale de cet arbre, ne quitte jamais ma pensée, même si je secoue la tête vivement. 

Et maintenant, je me sens capable de boire à l’admiration des fleurs au même titre que les villageois faisant leur banquet sous les cerisiers.  

                                               ( Octobre 1928 )

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